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Surpris par le propre résonnement du mot qu'il prononça, le garçon se figea. C'était la première fois qu'il se l'avouait à lui-même. Ce qu'il voulait vraiment.

— Moi aussi, je suis partie pour la musique...

Le regard d'Olivia s'assombrit. Elle lui tourna le dos et retourna s'asseoir sur sa chaise, balayant d'une main tremblante ses cheveux vers l'arrière.

— Mais dans mon baluchon, je n'ai emporté que ça. Ce maudit piano m'a éloigné de ma famille. Et aujourd'hui, je ne peux plus en profiter.

Elle montra sa main à Austin, à laquelle il manquait les deux derniers doigts. Elle sécha ses yeux gorgés de larmes d'un revers de bras et secoua la tête en riant nerveusement :

— J'ai des jumeaux. Max et Louise. Cette année, ils devraient rentrer au lycée. Le jour où je suis partie, on soufflait leurs huit ans.

Elle marqua une pause, le regard perdu dans la quantité astronomique de peintures qui emplissait la salle.

— Ils ne doivent plus se souvenir de moi, maintenant.

— Pourquoi les avez-vous quittés ?

Elle se leva dans un soupire et posa ses mains sur le dossier de la chaise.

— J'étais une pianiste prometteuse, à l'époque. Mon mari ne l'acceptait plus. Je n'étais jamais là. Alors, j'ai dû faire un choix.

Submergé par l'océan de tristesse qui sommeillait dans le cœur d'Olivia, Austin lutta pour ne pas laisser couler une larme. Elle poursuivit d'une voix tremblante :

— J'ai abandonné ce que j'avais de plus cher pour continuer la musique. Et un beau jour, un malheureux accident m'a fait perdre ces deux doigts. En peu de temps, tout s'est effondré autour de moi.

Elle adressa un signe de tête en direction des nombreux tableaux entreposés. Chacun d'eux était effectué d'une main de maître, et ces milliers de coups de pinceaux laissaient le garçon bouche bée.

— Quand j'ai compris que j'étais aussi douée avec la peinture, je n'ai plus arrêté.

Silencieux, le garçon déglutit, ignorant ses vêtements encore mouillés qui lui donnaient froid. De fines gouttes tombaient le long de ses mèches de cheveux, descendant maintenant jusqu'à ses yeux.

— J'ai décidé de partir à la recherche de mes enfants, il y a une semaine. Et ce matin, je tombe sur cette petite fille, abandonnée par celui qu'elle considère comme son grand-frère. C'est amusant, n'est-ce pas ?

Austin voulut protester, mais il se tut, comprenant vite que quoi qu'il dirait, elle avait raison. Olivia poursuivit dans un murmure affligeant :

— Chaque jour que Dieu fait, je regrette.

Austin se tourna à nouveau vers la fenêtre, et la resplendissante journée qui n'attendait qu'eux. Même Prince en profitait, les sabots trempant dans l'eau fraîche et salée.

— On ferait mieux de redescendre... murmura-t-il.

...

Dehors, Lou était de retour vers le piano, assise sur le tabouret de bois posé devant. Ruby tournait autour, comme s'il cherchait quelque chose. Ses petits doigts appuyaient furieusement sur le clavier, faisant résonner les notes sur toute la baie. En voyant à nouveau arriver Olivia, elle se leva et accourut vers la dame :

— Dites ! Est-ce que vous pourriez... jouer un truc. Même si...

Son regard se posa sur sa main droite. Olivia hésita, puis hocha finalement la tête.

— Je peux peut-être faire quelque chose.

Elle caressa brièvement son chien et prit place sur le tabouret, déposant délicatement ses doigts sur les touches abîmées et couvertes de grains de sable.

Austin s'arrêta aux côtés de la petite fille, sans dire un mot. Et, alors que le souffle du vent atténuait le silence qui s'installait sur la plage, le piano le brisa. L'essaim de mouettes s'envola au loin. Les doigts fins et adroits d'Olivia glissaient sur les touches avec la douceur d'un ruisseau. La mélodie transporta les deux vagabonds, qui prirent conscience de l'air, du lieu magique dans lequel ils se trouvaient. Entre deux envolées de notes, Austin reconnut « Stairway To Heaven » De Led Zeppelin. Il laissa doucement se fermer ses paupières et imagina Elvis Preto jouer sur scène, muni de son magnifique Steinway blanc. Un léger sourire au bout des lèvres, il laisserait vite tomber la concentration pour la passion, et libérerait la profondeur de son jeu.

Lou resta figée, la bouche ouverte, observant cette déesse jouer sur ce clavier de 88 touches comme un poignée de personnes dans ce monde. Austin en restait éberlué lui aussi. Avec deux doigts en moins, elle jouait mieux que son professeur.

Les yeux clos, Olivia laissait défiler ses doigts, guidés par sa tête. C'était comme faire ses lacets. Sa main gauche alternait les graves et aigus dans un mouvement leste et si rapide à la fois. Une larme roula sur sa joue avant qu'elle ne rouvre les yeux. La goutte vint se déposer sur une touche de Do. Stoïque, Olivia l'écrasa avec son doigt fin et laissa ses mains poursuivre. La symphonie semblait pouvoir traverser l'entièreté de la mer. De l'autre côté, peut-être que ceux qui se faisaient la guerre pourraient l'entendre. S'arrêter quelques instants, pour apprécier ce don du ciel. Penser au paradis, et se demander s'il n'est pas possible d'en trouver un sur terre, avant d'aller voir là-haut. Austin pouvait presque les voir, au beau milieu de la rive. Les marches transportant les êtres vers ce qui les attendait ensuite. Elles étaient grandes, et longues. Le chemin paraissait interminable. Bien assez long pour se décider à faire demi-tour.

Lentement, Olivia ralentit, et le grand escalier disparut petit à petit. Ses doigts ne faisaient plus qu'effleurer les touches, formant comme un murmure étrange. Et doucement, la mélodie s'arrêta.

Lou sortit de sa torpeur, leva ses mains au même niveau et frappa dedans. Le garçon l'imita. La dame se leva du tabouret et s'inclina devant eux en souriant. Ruby accourut vers sa maitresse et se frotta contre elle. Cette dernière se baissa vers lui pour lui chatouiller vigoureusement les joues. La petite fille croisa les bras et se mit à sourire. Austin ouvrit le carnet à la page de sa dernière lettre et posa un doigt sur son épaule. Elle se retourna en fronçant les sourcils, et ne put cacher sa surprise. Il murmura :

— Tu as fait une faute... à sandwichs.

Lou leva doucement les yeux, jusqu'à les plonger dans ceux du garçon. Il souriait, comme ce soir dans le restaurant, où il lui avait payé son repas. Bouleversée, elle laissa trembler ses lèvres, sentant le chagrin monter. Après quelques secondes passées à s'observer ,qui semblèrent interminables, elle se laissa tomber dans ses bras. Ses larmes roulèrent doucement sur ses petites joues. Elle sentait le cœur d'Austin battre contre sa tempe. Il glissa une main protectrice dans ses cheveux, et déposa un baiser sur sa tête. Elle ferma les yeux, laissant son souffle se calmer sur le torse du garçon.

Olivia se redressa et jeta un coup d'œil à Prince, toujours à tremper le bout de ses sabots dans l'écume des vagues. Elle pointa un doigt en sa direction.

— Je crois que votre monture vous attend.

Le Journal des VagabondsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant