Mardi 14 avril, dix heures du matin. Dans un petit appartement du nord de Montpellier, une femme en tenue rose et coiffée avec des tresses étendait du linge sur son balcon. Dans le séjour, sa petite fille, coiffée des exactes même tresses, était assise en tailleur. Elle s'amusait à foncer sur ses barbies avec des voitures de course miniatures. La mère, le front suant et le souffle angoissé, l'appela de sa voix fébrile :
— Salomé ! Prépare-toi pour le dentiste ! On va partir !
Sourde à ses appels, la petite ne lâchait pas ses jouets, obnubilée par leur texture et leurs couleurs. Les pas menaçants de la femme en rose s'approchèrent. Elle empoigna sa fille par le bras et la tira avec elle dans l'entrée.
— Tu as rangé ta chambre ? Tes dents, elles sont brossées ? Et le pipi, alors ?
La petite fille se contenta de fondre en larmes, gémissant en voyant le salon s'éloigner devant elle. La porte d'entrée s'ouvrit, et en quelques instants, elles se retrouvèrent dehors. La mère fouilla frénétiquement dans ses poches, ses doigts farfouillant dans le moindre recoin.
— Où sont ces fichues clés ?
Le trousseau tomba sur le sol marbré du couloir de l'immeuble. Un soupir d'agacement au bout des lèvres, la propriétaire se baissa pour les ramasser et referma brutalement sa porte à double tour, avant de tirer sa fille par la main jusque dans la rue. Des rangées entières de voitures y faisaient la queue et klaxonnaient, devant leur pâté de maison. Cela semblait s'étendre jusqu'au rond-point qui faisait l'angle. La mère bomba le torse, affichant sa mine la plus rabaissante à chaque passant qui osait croiser son regard, et s'indigna :
— Non mais qu'est-ce que c'est que ce chahut ? Je croirais rêver !
Elle accéléra le pas. Se laissant traîner derrière, sa petite fille posa ses yeux sur un homme assis par terre, sur le trottoir d'en face. Il portait une grande affiche derrière lui. Elle plissa les yeux pour tenter de la déchiffrer.
— Maman ! Le monsieur là-bas n'a plus d'argent. Tu peux lui en donner, s'il te plaît ?
L'intéressée détourna le regard et pesta :
— Si tu ne fais pas d'études, ma fille... tu finiras comme ça ! Allez, avance !
Troublée, Salomé se tut, honteuse, et avança les yeux rivés sur ses chaussures.
Arrivée à la hauteur du rond-point, la mère devint livide, les yeux écarquillés. Devant ses yeux se déroulait un spectacle qu'elle n'avait jamais eu l'occasion de voir auparavant. Au milieu des bolides aux moteurs bruyants et respirant le gazole à plein nez, deux chevaux et leurs cavaliers se frayaient un chemin sur le sol goudronné et chaud.
— Je rêve... Je rêve vraiment ?!
Sur le dos ambré du second cheval, un jeune homme et une petite fille se tournèrent vers la mère. Celle-ci reconnut instantanément les portraits des deux disparus, affichés chaque jour à la télévision depuis plus d'une semaine. Elle voulut parler, mais aucun son ne sortait de sa bouche. Partagée entre la confusion et le choc de l'instant, elle pointa un doigt tremblant vers eux et finit par hurler :
— Je vais appeler la police !
Son cri résonna si fort que la moitié des automobilistes se retournèrent vers elle. Sur ces mots, elle sortit son téléphone d'une main tremblante. Salomé lui lâcha la main et avança son regard sur les vagabonds qui s'éloignaient.
— Regarde, maman ! Il y a des chevaux.
Eludant la remarque de sa fille, la mère composa le 18 et porta le téléphone à son oreille.
...
Au commissariat de Châtenay-Malabry, Émile Ventoux répondit frénétiquement au téléphone qui sonnait depuis presque trente secondes. Après plusieurs hochements de tête, son visage devint livide.
— Oui, merci !
Il raccrocha sur le champ. Brice passa derrière lui en douce pour lui adresser une pichenette sur l'oreille droite. Sa victime se retourna en panique, et souffla d'un air soulagé. Son collègue porta son stylo à sa bouche et pouffa :
— Détends-toi, ventouse.
— Pas le temps pour ça !
Émile se rua dans le couloir, marmonnant le nom du commissaire sur ses lèvres. Il manqua de trébucher mais se rattrapa in extremis, et bouscula la porte de son supérieur. Prêt à le trouver endormi, l'adjoint fut surpris de constater que Jenvier avait la tête fourrée dans les dossiers des deux disparus.
— Commissaire !
— Bon Dieu, Ventoux... personne ne vous a appris à frapper à cette saleté de porte ?!
— Non, monsieur. Je veux dire... pardon.
Une boule dans la gorge, Émile n'osait plus dire un mot. Puis, il montra les portraits d'Austin et de Lou des yeux, et chuchota quelque chose d'incompréhensible. L'inspecteur se pencha en avant et ouvrit ses écoutilles :
— Parlez plus fort, nom d'un chien !
— Ils ont été aperçus !
Blafard, Jenvier écarquilla les yeux et bondit de sa chaise.
— Où ? Quand ?
— Heu... Eh bien...
— Je vous écoute !
— A Montpellier, il y a trente minutes !
L'inspecteur frappa dans ses mains, un air de victoire se dessinant sur ses lèvres.
— Envoyez les unités les plus proches ! Cette fois, on va les avoir !
— Hum... Il y a autre chose.
— Quoi ??
— Ils... Ils se déplacent à cheval.
Les deux policiers demeurèrent silencieux un instant. Après s'être retenu trop longtemps, Jenvier retira ses fins lorgnons, les déposa calmement sur le bureau, et explosa de rire.
— A cheval ? C'est la meilleure...
L'adjoint ne partageant visiblement pas son amusement, le commissaire l'interrogea du regard. L'intéressé déclara d'une voix fébrile :
— Les brigades, là-bas... n'ont pas de chevaux.
— Débrouillez-vous ! Trouvez-leur des vélos, bon sang !
Le visage de Jenvier tournait au rouge. Songeant qu'il avait encore de belles années à vivre, Émile tourna les talons et s'enfuit presque en courant du bureau, pressé de retourner devant ses papiers et cet imbécile de Brice.
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Le Journal des Vagabonds
Adventure« Je suis allé dans les bois, parce que je voulais vivre délibérément. Ne faire face qu'aux essentiels de la vie, et voir si je ne pouvais pas apprendre ce qu'elle avait à enseigner. Pour ne pas découvrir, quand je viendrais à mourir, que je n'avais...