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Assise sur un tabouret à la cuisine, en face de la fenêtre, Lou mâchait son jambon-fromage en grimaçant. Alors qu'Austin commençait à y prendre goût, elle s'en lassait progressivement. Jane et le garçon faisaient une partie de cartes sur la table du salon. Les yeux dépassant à peine de son jeu déplié devant elle, la jeune fille haussa frénétiquement les sourcils en fixant Austin.

— Tu joues ?

Il soupira et abandonna sa main devant lui, dévoilant toutes ses cartes sur table.

— Comment tu fais, sérieux ?

Elle haussa les épaules en jubilant.

— Je t'ai ensorcelé, c'est pour ça.

La petite fille quitta son siège pour les rejoindre, et posa sa tête sur ses mains, affichant un regard vide. Alertés par son air triste, les deux adolescents se tournèrent vers elle. Lou ne détourna pas le regard, toujours fixé sur la porte d'entrée et les champs fouettés par le vent, à travers les vitres. Jane laissa tomber ses cartes et le jeu par la même occasion, avant de se tourner vers elle.

— Qu'est-ce qui se passe ?

— A quoi tu penses ? renchérit le garçon.

Cette fois, Lou enfouit sa tête dans ses bras et marmonna :

— Alia...

Sentant ses muscles se contracter et son chagrin monter, elle serra fermement les dents. Jane demanda d'une voix douce et concernée :

— C'est ton amie ?

— Non. C'est plus.

Intrigué, Austin reprit son sérieux et posa une main réconfortante sur son bras.

— Elle te manque.

Ne sachant quoi dire de plus, il se tourna vers Jane et haussa les épaules. Celle-ci leva les yeux au ciel, désespérée par sa piètre maîtrise de la situation. Elle se pencha vers la petite fille et murmura :

— Si tu veux nous en parler, tu peux.

Lou releva la tête vers yeux, les yeux gorgés de larmes. Elle bredouilla d'une voix sanglotante :

— Je crois que je suis amoureuse.

Sa gorge se noua, devant les regards bouche bée des deux adolescents. Elle déglutit et poursuivit en se tripotant nerveusement les manches :

— Vous pensez que je suis malade ?

Austin plongea son regard dans celui de Jane. Ces mots qui résonnèrent dans son esprit lui déchirèrent le cœur. Ils échangèrent tous deux un regard consterné. La jeune fille se tourna à nouveau vers Lou :

— Pourquoi est-ce que tu dis ça ?

Décontenancée, la petite fille haussa tristement les épaules et murmura :

— Je ne sais pas... C'est pas normal, si ?

— Qui t'a dit ça ? répliqua le garçon.

Lou se frotta les yeux avec ses doigts et secoua la tête.

— Personne... Je ne sais pas.

Un sourire s'esquissa sur le visage ému de Jane. Prise d'affection, elle se leva et serra la petite fille dans ses bras. Cette dernière éclata en sanglots. Pris aux tripes par la scène à laquelle il assistait, Austin se figea. Et tandis que Lou pleurait à chaudes larmes dans les bras de la jeune fille, cette dernière passa une main sur sa tête et ferma les yeux. Elle murmura :

— C'est formidable, d'aimer quelqu'un. Pourquoi serais-tu malade ?

Pour toute réponse, la petite fille laissa échapper de nouvelles larmes, tétanisée à l'idée de pouvoir sembler différente des autres. Ses mains agrippaient le tee-shirt blanc de Jane, prêtes à tout pour ne pas céder. Austin se leva. Les deux filles relâchèrent progressivement leur étreinte. Le garçon se racla la gorge, ressentant soudainement l'ampleur de la difficulté qui s'imposait à Lou. Il se baissa à son niveau, posa ses mains sur ses épaules et plongea son regard dans le sien. Il pouvait y lire tant d'incertitude, de douleur et de solitude.

— Tu n'es pas seule. Tu n'es pas malade. Tu as le droit d'aimer qui tu veux.

Il marqua une pause, et secoua légèrement ses épaules en insistant :

— Tu comprends ? Personne n'a le droit de te dire qui aimer. C'est d'accord ?

Elle hocha finalement la tête en reniflant un bon coup. Ses joues avaient tourné au rouge écarlate.

— Oui... C'est d'accord.

Austin se releva et lui caressa vaguement les cheveux en déclarant :

— Quand on remontera, je t'emmènerai la voir. C'est promis.

Dehors, le vent soufflait toujours sur le grand champ de blé, et le soleil disparaissait derrière la mer de nuage qui les guettait à l'horizon.

...

A la nuit tombée, Austin et Jane s'endormaient progressivement sur leurs fauteuils, sortant d'une nouvelle discussion sur les meilleurs films qu'ils avaient pu voir dans leur vie. Le garçon se leva soudainement et soupira :

— On monte ?

Elle hocha lentement la tête, exténuée par cette journée. Lou était au lit depuis un moment. Lorsqu' Austin s'en rappela, il grimaça. Monter ces escaliers grinçants sans faire un bruit relevait d'un véritable défi. Il se tourna vers Jane et posa son index sur ses lèvres, avant de s'engager sur la première marche. Il posa seulement la pointe de ses pieds couverts d'une paire de chaussettes noires. Derrière lui, la jeune fille le dévisageait pendant sa performance, un sourire aux lèvres. Soudain, le pied d'Austin glissa. Il s'étala de tout son long entre les marches en gémissant. Son menton manqua de cogner le bois. Jane éclata de rire, ayant comme d'habitude un mal fou pour se contenir et rester discrète. Pour ne pas faire de bruit, c'était râpé.

Une porte s'entrouvrit. La silhouette de Lou apparut au bout des escaliers, poings serrés et écartés de son corps. Ses yeux étaient si plissés qu'Austin se demanda si elle y voyait quelque chose.

— J'arrive pas à dormir... grogna-t-elle d'une voix enfantine.

Jane passa devant Austin et grimpa les marches en vitesse pour la rejoindre. Elle chuchota en la raccompagnant dans sa chambre :

— On ne fait que monter pour aller dormir. Retourne te coucher.

La petite fille obéit sans dire un mot, marchant mécaniquement jusqu'à son lit. Jane referma doucement la porte derrière elle et se retourna vers le garçon, manquant d'éclater de rire à nouveau.

Ils s'installèrent dans la chambre contenant deux lits simples avec la guitare. Soudain prise d'un élan , elle se mit en petite tenue et disparut sous la couette du premier lit, laissant uniquement dépasser le bout de sa tête. Elle affichait un sourire apaisé et rassuré. Austin s'assit au bord du lit et s'empara de la guitare. Il posa son majeur sur une case et se mit à effleurer les cordes du pouce. Jane ferma les yeux, appréciant jusqu'à la dernière goutte ce moment unique, où plus rien ne semblait compter. La musique passait si vite. Et l'écouter jouer était aussi beau que l'avait dit Lou. Le garçon jouait merveilleusement bien, derrière son air timide ou grognon. Même si elle le souhaitait, Jane n'aurait jamais pu retirer le sourire qui grimpait jusqu'à ses oreilles, à cet instant présent.

La mélodie s'arrêta. Elle rouvrit les yeux, constatant que le garçon s'apprêtait à reposer l'instrument, et protesta d'une voix enfantine :

— Joue encore !

Le garçon se tourna vers elle, et sourit à son tour. L'instrument toujours dans les mains, il changea de position de doigts pour interpréter « Dust in the wind » de Kansas. Satisfaite, Jane se blottit encore plus sous sa couverture et laissa son souffle s'apaiser, jusqu'à tomber dans les bras de Morphée.

Le Journal des VagabondsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant