Sully hocha longuement la tête, puis claqua des doigts. Une idée aussi lumineuse que les projecteurs lui était sûrement passée par la tête. Il se retourna et empoigna une bouteille de rhum blanc, de la limonade, un citron vert et des feuilles de menthe cueillies directement dans un pot de terre.
— Tu aimes ce qui est exotique ?
Intrigué, Austin se racla la gorge.
— ... Pourquoi ça ?
— Tu vas voir...
Le barbu sortit deux grands verres Bacardi et versa les ingrédients les uns après les autres. Il remua le tout, avant de plonger un tas de minuscules glaçons au sein du liquide frais et verdâtre. Enfin, Sully empoigna les verres et les déposa devant le garçon. Comme s'il manquait la cerise sur le gâteau, il rajouta deux pailles roses.
— Mojito ! Bois ça, et ensuite on ira danser avec les autres.
Sceptique, Austin observa les ingrédients se mélanger dans le liquide qui apportait une odeur fraîche et verte à l'alcool froid. Il empoigna la paille et fit tournoyer le tout entre deux doigts. Les petits glaçons s'entrechoquaient. La pulpe du citron vert se répandait petit à petit. Enfin, le garçon posa ses lèvres humides sur le plastique, et aspira. Un mélange de feu et de glace parcourut son corps. Il déglutit en fermant les yeux, percevant la moindre saveur acide, agressive et douce à la fois, s'estomper doucement et agiter ses sens. Il y retourna. Sans s'en rendre compte, il avait déjà vidé son verre.
Sullivan reposa le sien et fit retentir un rot gargantuesque. Puis, il afficha un large sourire, présentant toutes ses dents. C'est avec stupeur qu'Austin remarqua qu'une d'elles n'était pas en place. Le barbu lui retira son verre des mains et le plaça à côté des bouteilles.
— C'est bon, hein ? Allez, on y retourne !
Le garçon lança d'une voix étranglée :
— Non... Je préfère pas !
C'était trop tard. Comme si son cerveau avait des secondes de retard. Sully lui avait déjà préparé un nouveau cocktail avant de pouvoir le laisser finir sa phrase. Il retira la paille de son verre et le but en deux gorgées. S'abandonnant soudainement à la situation, Austin l'imita. Incapable de reproduire la descente phénoménale du barbu, il ne réalisa que trop tard qu'il avait avalé de travers.
Rejetant le liquide qu'il venait d'ingurgiter, il toussa brusquement, répandant le tout sur le comptoir. A sa grande surprise, Sully éclata à nouveau de rire. Il empoigna un torchon trempé et le passa rapidement sur le bois poli.
— Mollo, l'asticot... Prends ton temps pour le finir, ton verre.
— Mouais !
Austin reposa brusquement le verre à moitié vide, s'adossant soudainement à un tabouret. Sullivan le resservit, encore et encore. Ils arrêtèrent de compter après cinq verres. La tête d'Austin se mit à tourner. Il n'avait pas l'habitude de boire autant. Pris d'un sentiment de liberté et de bien-être étrange, il se retourna doucement. La foule s'était transformée. Des ombres folles, sombres et étincelantes à la fois, dansaient autour de lui comme des flammes. Piqué par la curiosité, il laissa son corps en lévitation avancer au rythme des coups de violons qui retentissaient dans les enceintes. Un disque de musique tournait sur une platine, dans un coin de la pièce. Il tournait à en perdre la tête. Perdu autour des sombres silhouettes, Austin appela vainement Sullivan. Puis Jane. Et enfin, Lou. De nouveaux bras le bousculèrent, l'effleurèrent d'une douceur comparable à celle du vent. Son corps semblait se mouvoir avec celui des autres, comme membre d'un unique feu de joie qui s'étendrait jusqu'aux cieux. L'odeur d'encens et de fumée emplit ses narines. Il ferma les yeux. Soudain, la musique s''emporta, envolant avec elle toutes les âmes en une fraction de seconde. Les esprits perdus, les ombres observaient le néant autour d'elles, apercevant au loin les étoiles qui scintillaient. Les météorites les traversaient dans une explosion de couleurs. Les projecteurs éblouissaient le garçon, qui semblait planer, être plus haut que tout sur cette terre. Les basses retombèrent violemment sur lui, faisant trembler les murs et fissurant le sol dans un tremblement foudroyant. Austin perdit l'équilibre, rattrapé immédiatement par une main, qui ouvrit la paume. A l'intérieur, une minuscule boule scintillant d'un bleu pur lui criait de l'avaler. La bouche entrouverte, il approcha ses lèvres. Un spectre fendit le brouillard pour attraper la pilule et l'écrasa au sol. Elle se répandit en de milliers de grains de sable d'océan. Dans un effort de concentration, le garçon reconnut les mèches blondes qui s'approchaient de lui, s'agrippant à son tee-shirt rose. Puis, la voix enfantine s'approcha, semblant hurler dans le vide.
— Je ne veux pas que tu prennes ça !
Sans trop comprendre à qui il venait de parler, il se contenta d'hocher la tête, réalisant que c'était important. Jane écarta les gens et attrapa la main de Lou :
— Ne t'éloigne pas de moi ! Certains ici pourraient t'écraser sans s'en rendre compte.
— Je ne veux pas qu'il prenne de ça !
La jeune fille balaya la salle d'un air sérieux, et repéra Sully.
— Ok, viens avec moi.
D'un pas pressé, elle tapa sur l'épaule du jeune barbu, visiblement dans les nuages, lui aussi. Son regard agressif le brusqua. Il recula d'un pas :
— Wow... Qu'est-ce qu'il se passe ? T'as tes règles, ou quoi ?
Elle désigna la petite fille et cria dans son oreille :
— Son grand-frère n'a pas l'habitude de boire autant.
— Quoi, Austin ? Et alors, C'est cool, non ?
— Assure-toi qu'il ne touche pas à l'ecstasy.
Elle approcha son index entre ses deux yeux, le forçant à reculer son cou et à loucher. Elle ajouta :
— T'es assez lucide pour comprendre ce que je dis ?
— Oui... Ouais, c'est bon.
— Reste avec lui.
Sur ce, elle se retourna et tira gentiment Lou vers l'escalier. La peinture de la rambarde tombait en morceaux, révélant sa carcasse rouillée. Les deux filles grimpèrent rapidement les marches, s'engouffrant dans le couloir sombre aux planches grinçantes. Un sifflement soudain percuta les oreilles de Lou, une fois éloignée de la musique. Elle tenta de les boucher, de bailler. Mais rien n'y fit.
— Pourquoi j'entends un bip ?
Jane entrouvrit une porte et se retourna vers elle, affichant un sourire taquin.
— Quelqu'un doit parler de toi.
L'intéressée pouffa et baissa les yeux.
— Je me demande bien qui le ferait...
— Ce sera parti demain, expliqua la jeune fille en reprenant son sérieux. La musique est forte, c'est pour ça.
Sur ces mots, elle l'invita à entrer dans la pièce, constituée de deux lits doubles. Sur une chaise était posé le sac à dos du garçon. Lou observa le lieu d'un air triste. La pénombre qui jaillissait des fenêtres lui rappelait celle de son ancien dortoir, à l'orphelinat. Elle pouvait entendre les cris de Madame Guerra, au fond du couloir.
Jane s'approcha doucement et s'accroupit à son niveau.
— Je sais que ça fait peur, la nuit. Mais la journée, c'est joli. Tu verras.
La petite fille ne décolla pas ses yeux de la vitre. C'était comme voir un fantôme, ou bien quelque chose qui n'existait pas. La jeune fille aux pointes blondes se redressa d'un bond et tourna les talons.
— Si tu as besoin de quelque chose, je serai juste à côté.
— Tu ne redescends pas ?
Jane pencha sa tête vers Lou en faisant la grimace :
— ... Nan. Ce genre de fête, c'est pas trop mon truc. Bonne nuit.
— Attends !
Lou se surprit à prendre une voix étranglée, dévoilant la détresse qu'elle ressentait dans son cœur qui battait si fort. Maintenant, la belle jeune fille la regardait d'un air interrogatif. L'espace d'une seconde, elle voulut secouer la tête. C'était idiot. Elle ne la connaissait que depuis quelques heures. Mais après tout, Austin ne viendrait pas se coucher ici, vu l'état dans lequel il se trouvait déjà. Et elle semblait gentille. Ses lèvres cessèrent d'écouter sa tête et se lancèrent :
— Tu vas peut-être trouver ça idiot, mais... Tu veux bien dormir dans cette chambre, cette nuit ?
Etonnée, Jane resta bouche bée, mais se reprit rapidement, secouant la tête en riant nerveusement :
— Oui... Si tu veux.
— Merci...
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Le Journal des Vagabonds
Adventure« Je suis allé dans les bois, parce que je voulais vivre délibérément. Ne faire face qu'aux essentiels de la vie, et voir si je ne pouvais pas apprendre ce qu'elle avait à enseigner. Pour ne pas découvrir, quand je viendrais à mourir, que je n'avais...