Circé ne met que quelques minutes à descendre jusqu'aux récifs. Le vent est de plus en plus vif et elle reçoit des gouttelettes glaciales sur sa peau peu couverte.
La tempête a bel et bien commencé.
Et elle n'aperçoit plus le radeau nulle part. Elle s'avance encore. Où peut-il bien être ? Elle espère que le naufragé ne s'est pas noyé.
Le premier éclair frappe, au large. Un instant, Circé est aveuglée, et puis elle retrouve sa vue. Le grondement du tonnerre ne met pas longtemps à suivre. Une vague s'écrase sur le rocher voisin et mouille sa robe.
Et c'est là que Circé distingue de nouveau une forme floue juste au dessous de la surface de l'eau.
Cette fois, elle n'hésite pas un instant. Elle ôte sa robe, indifférente aux bourrasques qui font dresser ses poils. Et puis, elle s'élance entre les rochers.
Circé plonge.
Elle n'a pas peur de se faire emporter par les flots, elle ne craint pas la mort. Et elle ne craint pas davantage Poséidon, avec qui elle a jadis eu une liaison.
Sous l'eau, tout est différent. Circé n'y est pas à l'aise, elle a toujours préféré poser ses deux pieds sur la terre ferme. Pourtant, elle avance sans peur, se fraie un chemin entre les algues et les rochers.
Lorsque la mer devient blanche, elle devine qu'un second éclair s'est abattu sur la Méditerranée. Elle souffle ses dernières bulles d'air, remonte à la surface puis redescend. Elle chasse l'eau avec ses bras, sonde les profondeurs de son regard perçant.
Et enfin, elle l'aperçoit. La même silhouette, qui s'enfonce vers les rochers.
Circé s'élance, animée d'une énergie fulgurante. Elle rejoint le naufragé, non sans peine, en luttant contre la houle. Elle attrape un bras, puis le second et tire de toutes ses forces.
Sa tête émerge à la surface. Elle halète, se donne un instant pour reprendre son souffle, et puis elle fait basculer le corps inerte sur son dos.
Et puis elle nage avec difficulté jusqu'à la rive.
Elle se hisse enfin sur un rocher, dont les aspérités lui lacèrent la peau. Circé s'en fiche : dans quelques heures à peine, elle ne saura même plus d'où son sang s'est écoulé. Elle s'inquiète davantage pour la personne qu'elle vient de sauver.
Lorsqu'elle la sort enfin de l'eau et qu'elle la regarde en détail pour la première fois, elle découvre avec surprise une jeune femme.
Un poids tombe de ses épaules.
Ce n'est pas un homme. Circé ne revivra pas le spectacle de violence et de domination que lui ont fait subir tous ces marins échoués.
Soudain sereine, elle ne quitte pas l'inconnue des yeux. Elle s'arrête sur sa peau à peine halée et ses nombreuses ecchymoses. Elle tente de deviner ce que cachent les traits fatigués de la jeune femme. Elle démêle quelques algues dans ses cheveux.
Circé pose alors délicatement ses doigts sous la gorge de la rescapée. D'abord, elle ne décèle rien. Puis, en fermant les yeux, elle croit deviner un battement. C'est un rythme très lent, à peine perceptible.
Elle s'active alors. Elle reprend l'inconnue sur son dos pour marcher, cette fois avec plus de difficultés vers sa maison. Elle ne récupère pas sa robe. C'est inutile, elle s'est déjà envolée. Un insignifiant cadeau pour Poséidon, songe Circé avec un brin de malice.
Elle progresse lentement à cause du vent, mais ses pieds la mènent à son objectif, et elle franchit la porte de sa maison, dégoulinante d'eau salée.
Le regard des nymphes sur cette apparition soudaine déclenche son agacement.
- Déguerpissez ! rugit-elle en leur intention.
Les trois idiotes ne se font pas prier. Dans un bruit de drapés, elles reprennent leurs affaires et vont s'enfermer dans leurs chambres.
Circé est enfin seule dans son propre logis. Elle s'empresse d'allonger la naufragée sur une banquette auparavant occupée par une des nymphes. Puis elle court à l'autre bout de la pièce et récupère des draps dans une armoire. Elle les dépose doucement sur le corps nu de sa protégée. Elle lui soulève alors la tête de façon à faire glisser dans son gosier un breuvage revigorant.
Elle s'autorise alors à souffler. Elle s'assoit en tailleur près de l'âtre, profitant de la chaleur du feu. Elle veille tard, cette nuit là, dans un silence seulement troublé par les bruits du vent et du tonnerre. Ce n'est que lorsqu'elle se rend compte qu'elle tombe de fatigue, qu'elle regagne finalement sa chambre et s'écroule sur son lit d'un sommeil sans rêves.
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The Beast
RomanceSur l'île d'Aea, le silence règne. Dans son palais, la magicienne Circé veille. Ses bêtes sont assoupies, elle est seule avec elle-même. Depuis le départ d'Ulysse, aucun voyageur n'a rompu le calme de son repaire. Après une éternité de malheurs, el...