Le visage d'Oreste, bien que flou, s'impose dans les pensées d'Ophelia lorsqu'elle reprend son histoire.
Circé et elles se sont embarquées à bord d'une des embarcations utilisées par l'équipage pour gagner l'île. La magicienne rame, malgré l'insistance d'Ophelia pour s'en charger.
- Mon frère n'était pas méchant, je crois. Du moins, pas quand on était tout petits. C'était mon seul partenaire de jeu, et inversement, alors on aurait pas risqué de se disputer. Quand on était tous les deux, la montagne nous appartenait, mais quand on se retrouvait seuls, alors... On était terrorisés. En même temps, vu les légendes qu'on raconte à leur sujet, les montagnes et les forêts d'Arcadie n'ont pas franchement bonne réputation.
- L'Arcadie ? Tu viens de là-bas ? s'exclame soudain Circé. Mais alors-
- Je sais ce que tu penses, glissa Ophelia. Mais j'y reviendrai. Tout ça pour dire que mon frère a longtemps été mon meilleur allié. Et puis, comme je te l'ai dit, il a dû se préparer à reprendre le commerce de notre père, ce qui voulait dire passer plus de temps avec lui et les autres hommes du village. Et c'est là qu'il a commencé à me négliger, me prendre de haut ou m'ignorer. Il s'est mis à répéter les mots de mon père, des mots dont il ne se rendait pas compte de leur portée. Entre temps, ma mère est morte, et... J'étais seule avec eux. Plus aucune autre femme pour me soutenir face aux remarques blessantes de mon père et aux hochements de tête approbateurs d'Oreste.
- Ton frère s'appelait Oreste ? Qui vient des montagnes ?
- Oui. Tu remarqueras l'originalité de mon père, rit Ophelia.
- Et pourquoi Ophelia ?
- Ça, je ne l'ai jamais su. Je n'ai pas l'impression que mon père m'ait jamais considérée d'une quelconque aide.
- Parce qu'il n'a pas essayé de te connaître.
La rescapée échange un regard avec Circé. Ses paroles lui mettent du baume au cœur. À part sa mère, elle est certainement la seule personne à avoir tenté.
- Quand Oreste est devenu adulte, il a été marié avec une fille du village, continue-t-elle. Alors j'ai pensé que je pourrais peut-être en faire mon alliée, mais elle refusait presque de me parler. Mon frère lui avait dit que je risquais d'avoir une mauvaise influence. Tu parles. Ce sont eux, qui ont été ma mauvaise influence.
Circé souffle de dédain, ce qui fait sourire Ophelia.
- Je vois que tu partages mon point de vue.
- Et comment.
- Et puis, j'ai fini par me marier à mon tour. Et là, subitement, je suis redevenue une femme respectable. D'un coup, on m'accordait une once d'attention en plus par rapport à d'habitude. Mais j'imagine que je ne te surprendrai pas en te disant que mon mari était semblable à tous les autres ?
- Pas vraiment, non. Mais que s'est-il passé ? Quel est le rapport avec la malédi-
- J'y arrive, j'y arrive. Au début, mon mari me traitait bien. Et en vérité, il n'a jamais été violent consciemment. Mais parfois, quand il rentrait tard le soir après avoir bu et discuté à la taverne, ou quand je lui refusais de coucher avec lui parce que j'étais fatiguée, ou aussi quand il trouvait qu'un de mes plats n'était pas à son goût, il-
Les deux femmes sont arrivées au bateau, mais elles restent dans la petite barque, l'une happée par ses souvenirs de plus en plus douloureux, l'autre par ce qu'elle apprend. L'atmosphère devient pesante autour d'Ophelia, et sa voix se brise. Elle sent une goutte sur sa joue, et réalise qu'il ne s'agit pas de pluie, mais d'une larme.
- Il entrait dans des colères noires, il... Il était presque pire que mon père. Avec mon père, je voyais arriver les coups et les insultes, parce qu'il avait cette façon de montrer que je l'avais déçu, mais lui... Avec lui je n'avais pas le temps de comprendre. Il souriait, et l'instant d'après, il me projetait à terre.
- Ophelia, je suis désolée !
La magicienne a arrêté de ramer et passe un bras dans le dos de sa compagne. Sa main monte et descend dans une caresse rassurante, mais bizarrement, Ophelia se met à pleurer de plus belle.
- Le pire, c'est que je me serais pliée en quatre pour lui. Vraiment. J'en avais assez de ne pouvoir compter sur personne. Ma mère était morte, mon père était un salaud et il avait complètement lavé le cerveau de mon frère. Je me disais que si je m'écrasais, alors peut-être qu'il serait plus gentil avec moi, mais-
- Ça ne suffit jamais, murmura Circé.
- Oui...
- Ophelia, ce n'est pas de ta faute. Il n'était pas violent parce que tu étais trop rebelle, il était violent parce qu'il était violent. Rien ne pourra jamais excuser son comportement.
- Mais je ne me débarasserai jamais de ma culpabilité ! Parce que malgré tout, c'est moi qui l'ai tué !
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The Beast
RomanceSur l'île d'Aea, le silence règne. Dans son palais, la magicienne Circé veille. Ses bêtes sont assoupies, elle est seule avec elle-même. Depuis le départ d'Ulysse, aucun voyageur n'a rompu le calme de son repaire. Après une éternité de malheurs, el...