0 : nuit sans lune

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Il y aura une tempête, ce soir là.

Circé observe le bleu profond de la mer Méditerranée s'écraser avec violence sur les rochers en contrebas. Elle suit des yeux les oiseaux de mer qui semblent balotés par les rafales de vent.

Circé le sait, à l'approche du soir, l'île d'Aea n'échappera pas à la tempête.

Mais elle n'a pas peur. Pourquoi avoir peur alors qu'elle se trouve bien à l'abri dans sa maison aux murs blancs, à observer derrière sa fenêtre ? Pourquoi avoir peur alors que ni les vagues, ni le vent, ni les éclairs ne pourront l'atteindre ?

Et puis, cela fait bien longtemps qu'elle n'a plus peur des dieux. Zeus, Eole et Poséidon peuvent envoyer toute leur puissance, son île ne cèdera pas, et Circé non plus.

Elle s'arrache à la contemplation pour descendre l'échelle qui mène à sa chambre et pénétrer dans le salon. Trois visages inquiets se tournent vers elle. Elle lève les yeux au ciel.

La solitude qu'on lui avait imposé à Aea n'était pas une punition assez sévère. Circé se serait accommodée sans encombre de la solitude. Elle est sa meilleure alliée. Et sans personne pour la surveiller, elle serait libre de chanter, de courir dans la nature, d'élever ses animaux, et surtout de préparer ses potions.

Mais les dieux lui ont envoyé les nymphes. Les jeunes filles se sont accaparées la maison, l'île, et ainsi Circé n'a plus que sa chambre comme jardin secret.

Elle tourne les talons. Puisqu'elle ne peut pas avoir la paix dans sa propre maison, elle ira braver les éléments. Elle adresse un sifflement à sa lionne, qui la suit, non sans frôler les jambes nues d'une nymphe apeurée. Un rire imperceptible franchit les lèvres de Circé.

Dehors, le vent menace d'arracher ses pieds au sol. Circé lève la tête et les bras vers le ciel. Emporte-moi, Eole, emporte-moi, puisque ça t'amuse, défie-t-elle le dieu des vents. Il n'en fera rien. Sur l'île d'Aea, les dieux la tiennent sous leur contrôle. Mais donnez-lui un moyen de s'échapper, et elle deviendrait un danger.

Elle marche lentement jusqu'en haut de la falaise, pieds nus sur la roche. Ses longs cheveux la fouettent, sa longue robe la ralentit dans sa progression. Mais Circé est infatigable, son rythme ne faiblit pas.

Perchée en haut de la pointe, elle a une vue sur son île toute entière. Elle aperçoit les prés dans lesquels vivent ses cochons, la forêt, terrain des loups. Les fleurs de son jardin et les branches des oliviers sont brassées par les rafales. De la fumée sort de la cheminée de sa maison, et elle distingue même, à travers les fenêtres, la danse des flammes qui éclairent et réchauffent l'intérieur.

Elle se tourne alors vers l'immensité de la Méditerranée. L'eau est de plus en plus sombre, elle reflète les nuages noirs de l'orage en approche. Les vagues vont dans tous les sens, avant de s'écraser contre les récifs escarpés.

Les yeux de Circé se perdent dans le bleu tumultueux parsemé d'écume.

Et soudain, elle l'aperçoit.

Un petit carré brun s'approche dangereusement de la rive d'Aea. Circé attrape ses cheveux d'une main, pour dégager sa vue. Une silhouette est allongée sur l'embarcation de fortune.

Un bref instant, les images de l'équipage d'Ulysse et de ceux qui ont précédé s'imposent à l'esprit de Circé. Elle reste immobile sur son observatoire, un frisson la saisit.

Puis elle se reprend. Si elle hésite davantage, le radeau va s'écraser. Elle avisera après.

Elle n'attend pas davantage, et se précipite vers le rivage.

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