Il lui a fallu l'étreinte d'Ophelia pour que Circé émerge de sa transe. Peu à peu, elle sent ses muscles se détendre, et elle s'abandonne au contact de sa peau glacée contre la chaleur de son invitée.
Lorsqu'elle ouvre les yeux, cette dernière la regarde, les jours inondées de larmes.
Circé baisse les yeux sur ses mains, tachées de sang. Puis, des silhouettes difformes à ses pieds attirent son attention. Et alors, elle découvre les corps lacérés tout autour d'elle.
- Qu'est-ce que- qu'est-ce qui s'est passé ? bégaie-t-elle à l'intention d'Ophelia.
Celle-ci la lâche peu à peu.
Non, ne pars pas. Je suis perdue, et j'ai besoin de toi ! Mais bien sûr, elle est incapable de le formuler.
- Je suis descendue quand je t'ai entendue crier, souffle son invitée, les lèvres pincées.
- Ça, je sais. Mais après ?
- C'était comme... Comme si ce n'était plus toi. Tu avais les yeux rouges, les doigts aussi tranchants que des griffes et un nuage noir qui t'entourait. Et puis, tu as...
- J'ai quoi ?
Ophelia s'écarte encore. Circé tend la main vers elle, et à son grand soulagement, elle ne la repousse pas. Leurs doigts s'entremêlent et sa chaleur remonte le long des bras de la magicienne jusqu'à son cou, puis ses joues.
Elle devine qu'elle est en train de prendre une teinte cramoisie, mais elle s'en fiche. Bon sang, elle a besoin de comprendre ce qui s'est passé !
- Tu as cre- crevé les yeux du capitaine du bateau. Comme ça, en un instant. Et ensuite, tu as tué tous les autres.
Je les ai... tués ?
Elle ne saisit pas. Quel dieu a pris possession de son corps pour qu'elle commette ces actes atroces sans en garder le moindre souvenir ?
- Au moins, maintenant, tu as une idée de ce que je vis quand je me réveille après une pleine lune, rit doucement Ophelia.
Circé la contemple, ahurie. Puis elle lâche :
- Ils t'ont fait du mal ?
- Ils n'en ont pas eu le temps.
Toutes deux restent muettes.
Je devais te protéger, comprend la magicienne.
Alors, écoutant son instinct, elle s'élance vers sa compagne et la serre dans ses bras. Une larme tombe sur son épaule.
Comment Ophelia peut-elle être si forte et si fragile à la fois ? Est-ce possible d'être un roc et en même temps une éphémère fleur de montagne ?
Elle ferme les yeux un instant, mais les rouvre bien vite, mue d'un étrange sentiment.
Là, à l'abri entre deux arbres, discrète comme l'air, une ombre l'observe. Elle se dégage de l'étreinte à contrecœur.
- Ophelia, glisse-t-elle. Peux-tu aller m'attendre à l'intérieur ?
- Pourquoi ?
Les yeux soupçonneux de son invitée la sondent de haut en bas.
- Je- je t'expliquerai, je te le promet. Je dois juste régler quelque chose.
- Tu as oublié un membre de l'équipage ?
- Non !
Elle soupire, et jette un regard noir à l'ombre. Ophelia regarde par dessus son épaule, mais ne voit rien. Elle se contente de froncer les sourcils.
- Très bien. Mais pas un mort de plus, d'accord ?
- Ça n'arrivera pas...
... Maintenant que tu ne risque plus rien.
Ophelia hoche la tête et s'éloigne. Aussitôt, l'ombre sort un peu de sa cachette. Suffisamment pour que Circé reconnaisse cette grande femme aux trois visages, drapée dans une cape de la couleur de la nuit.
- Et bien, tu as semé une belle pagaille, prononce l'une des trois bouches de la femme.
- Je ne voulais pas-
- Je sais.
- D'après ce qu'elle m'a dit, je me suis transformée-
- Oui. Tu me ressembles plus que tu ne t'en rends compte, Circé.
- Mais je ne comprends pas, ça ne m'était jamais arrivé...
L'ombre soupire.
- Tu y tiens, à cette mortelle, n'est-ce pas ?
Circé baisse le regard, incapable d'affronter plus longtemps l'analyse de son interlocutrice.
- Oui.
- Alors c'est normal qu'en la voyant en danger, tes actes aient dépassé ta pensée, ma fille.
La magicienne ne répond rien. L'ombre s'approche encore, pose une main froide sur son épaule.
- Bon, je vais ramasser toutes ces âmes et les envoyer vite fait en Enfer. Je risque déjà de me faire engueuler à cause de ton petit accès de colère, alors n'aggravons pas les choses. Quant à toi, tu devrais faire le ménage.
Elle romp le contact, dépasse Circé. Elle s'est déjà presque volatilisé dans la pénombre, lorsqu'elle se retourne une dernière fois.
- Je sais que ton exil est déjà compliqué, alors loin de moi l'idée de te dicter ce que tu fais de ta vie. De toute façon, tu es adulte depuis bien longtemps. Mais je voulais juste te prévenir, Circé.
- À quel propos ?
Elle se crispe et serre les poings.
- Ne t'attache pas trop. Tu en as encore été témoin ce soir : le problème avec les mortels, c'est qu'en un clin d'œil, leur vie s'évapore dans les airs.
Et puis, elle disparaît.
Une bonne minute après, toujours figée au même endroit, Circé se contente de murmurer :
- Merci pour le conseil non sollicité, Hécate.
VOUS LISEZ
The Beast
RomanceSur l'île d'Aea, le silence règne. Dans son palais, la magicienne Circé veille. Ses bêtes sont assoupies, elle est seule avec elle-même. Depuis le départ d'Ulysse, aucun voyageur n'a rompu le calme de son repaire. Après une éternité de malheurs, el...