Sur l'île d'Aea, le silence règne. Dans son palais, la magicienne Circé veille. Ses bêtes sont assoupies, elle est seule avec elle-même.
Depuis le départ d'Ulysse, aucun voyageur n'a rompu le calme de son repaire. Après une éternité de malheurs, el...
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Circé se surprend elle-même lorsque la confidence s'échappe de ses lèvres. Mais tant pis, elle est lancée.
- Ils m'auraient violée, répète-t-elle, encore plus bas.
- Je m'en suis doutée, répond simplement Ophelia.
La magicienne, surprise, relève les yeux vers la rescapée.
- Pas difficile de le deviner, après tout ce que tu m'as dit.
- Et pourtant, je ne t'ai pas dit grand-chose.
- Tu m'as dit que c'était une histoire triste. Je t'ai répondu que j'avais l'habitude des histoires tristes. À partir de là, la déduction s'est faite assez rapidement.
Circé soupire.
- Rentrons, je te promet que cette fois je vais t'expliquer.
Les deux femmes quittent la proximité de l'enclos pour retrouver la chaleur de la maison, et s'effondrent sur des divans.
- Au début, lorsque je suis arrivée à Aea, j'étais seule. En exil. Je pensais enfin avoir le droit à la tranquilité, à l'indifférence des dieux. Pourtant, dès les premières années de ma vie sur l'île, Poséidon s'est fait un malin plaisir d'apporter sur mon rivage une ribambelle de navires en perdition. Les marins étaient lessivés par les tempêtes, affamés par le rationnement de la nourriture, et nombreux étaient ceux qui n'attendaient qu'une mutinerie pour mettre leur bateau sans dessus dessous.
- Le quotidien des marins n'est pas facile, intervient Ophelia.
Une nouvelle fois, Circé ne cache pas son étonnement.
- Je me suis faite passer pour un pêcheur, pour être acceptée sur le navire avec lequel j'ai failli couler, se justifie son invitée.
Il faudra qu'elle lui demande des précisions. À son grand agacement, Circé est obligée de constater que depuis l'arrivée d'Ophelia à Aea, chacune de ses tentatives pour la faire parler n'ont abouti qu'à des confidences de sa part à elle. Elle n'est sans doute pas douée pour obtenir des confidences.
- Pardon, je t'ai coupée. Continue, je t'en prie.
- Ce n'est rien. Donc, comme ces hommes avaient besoin d'un abri, je leur ai fourni. Au commencement, je n'étais pas mécontente d'avoir un peu de compagnie. Mais très vite, j'ai compris. En ayant vécu tout ce temps auprès des dieux, je n'avais jamais pris conscience de la réalité : une femme, entourée de dizaines de marins, même si elle a du sang divin, n'est à l'abri de rien.
Sa confidence lui fait baisser les yeux. Elle est bien consciente qu'Ophelia a probablement eu connaissance de cette réalité bien plus tôt dans sa vie. Et la respiration accentuée de cette dernière prouve qu'elle a déjà ressenti exactement ce que Circé a décrit.
- Et c'est comme ça qu'ils ont abusé de moi. Ils ont pris tout ce que je leur offrais, se sont abreuvés de vin, mais lorsque je leur ai refusé une toute dernière chose, ils n'ont pas apprécié.
Elle reprend son souffle.
- Au fil du temps, c'était encore et toujours le même schéma. Alors peu à peu, je me suis armée. Je ne suis pas la fille d'Hécate pour rien. J'ai perfectionné mes potions, et à chaque nouveau navire qui accostait, j'en ai versé quelques gouttes dans leurs verres. À la fin de la soirée, ils étaient trop ivres pour tenter quoi que ce soit. Et le lendemain, je retrouvais dans la salle à manger une tripotée de petits cochons.
Le silence d'Ophelia la déstabilise pendant un instant. Heureusement, son invitée prend vite la parole :
- Au moins, ils n'auront plus fait de mal à personne.
Les épaules de Circé se relâchent d'un seul coup. Qui aurait cru qu'elle attendrait à ce point la validation d'Ophelia ? Et pourtant, elle doit avouer que maintenant les aveux terminés et ses actes pardonnés, elle se sent plus légère.
Elle repense alors au pourceau éventré, et un détail lui revient en mémoire.
- Ophelia, je voudrais te poser une question, dit-elle soudain.
- Oui ?
La voix de la jeune femme est un peu craintive, comme si elle s'attendait à devoir se livrer comme Circé vient de le faire. Pourtant, ce n'est pas ça qui intéresse la magicienne. Pas pour l'instant.
- L'autre jour, tu m'as demandé s'il y avait des loups sur l'île. Y avait-il une raison à cette question ? Ces loups... Tu les a vus ?