9 : ophelia

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Quelques jours ont passé et elle n'aurait jamais imaginé que la solitude lui pèserait à ce point

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Quelques jours ont passé et elle n'aurait jamais imaginé que la solitude lui pèserait à ce point.

Depuis le coup d'éclat de Circé quelques temps auparavant, les deux femmes ne se sont plus adressé la parole. Du moins, la magicienne n'a plus fait un pas vers Ophelia.

Et Ophelia ne peut l'en blâmer. Il est vrai qu'elle ne s'est pas montrée particulièrement causante. Elle ne l'est pas en général, mais il faut croire que la présence de Circé l'intimide, la muselle.

Pourtant, les dieux savent toutes les choses qu'elle voudrait lui avouer.

Qu'elle ne la pense plus méchante, maintenant qu'elle la côtoie en vrai. Qu'elle comprend ce qui a pu la pousser à nuire à ces marins. Qu'elle chante merveilleusement bien - qu'Ophelia voudrait pouvoir l'écouter toute la journée.

Mais Circé ne parle plus. Elle ne chante plus. Ou du moins, elle prend soin de ne pas être à proximité lorsqu'elle s'autorise à fredonner.

Le silence qui apaisait tant Ophelia commence à lui peser. Il l'entoure comme ces hommes du village où elle a grandi. Il l'oppresse comme elle s'est sentie oppressée lorsqu'on l'a mariée. Qu'il s'insinue en elle plus profondément et douloureusement qu'aucun homme n'a pu le faire auparavant.

Et dans ces moments, elle revit tout. De son enfance, moquée par son frère, négligée par son père, à son mariage forcé, son obligation au devoir conjugal. Et puis, bien sûr, ses souvenirs la conduisent immanquablement jusqu'à cette nuit funeste où on l'a forcée à manger cette chair sanglante, dure, amère.

Cette nuit où tout a basculé.

Cette nuit où Ophelia s'est enfuie.

Pour se délivrer, maintenant qu'elle n'a plus personne à qui parler, elle noircit des feuilles et des feuilles de parchemin gracieusement fournies par une des nymphes qui partage la demeure de Circé.

Elle a de la chance, au fond, de s'être retrouvée là. On ne lui pose pas de questions - même si elle sent de temps en temps le regard de son hôtesse posé sur elle. On ne lui demande pas un service en contrepartie de l'asile. On la laisse être une femme en paix. Et on lui donne même de quoi assouvir son besoin d'écrire.

Ophelia n'arrive plus vraiment à retracer le fil de son apprentissage de l'écriture. Elle sait que ce n'est pas donné à tout le monde, et encore moins à toutes les femmes. Est-ce d'avoir eu une mère cultivée, d'avoir espionné les leçons de son frère ? De s'être intéressée de près et en cachette au commerce de son père, dès son plus jeune âge ? Est-ce d'avoir continué de s'instruire dans le dos de son mari ? Ou bien tient-elle cette habileté de son périple et de toutes les personnes qu'elle a rencontré ?

En tout cas, ça ne lui importe que peu. Maintenant, Ophelia écrit, et c'est tout ce qui compte. Et grâce à ça, elle oublie un peu toutes les souffrances affrontées sur le chemin de sa vie.

Souffrir pour écrire. Écrire pour oublier. Voilà ce à quoi elle a toujours consacré ses journées.

Mais la nuit, tout revient. L'odeur du brûlé, de la chair crue, les cris des hommes du village et des loups dans la montagne.

Au bout d'un moment, ils se mélangent, pour ne former qu'un. Ophelia ne sait plus si elle a peur des hommes ou des loups. Et au fond, quelle importance. Ophelia a peur, tout simplement.

Jusqu'à ce qu'une nuit, voyant la lune étinceler dans le ciel, l'astre à qui il ne manque plus qu'un infime croissant pour devenir un disque d'argent, Ophelia soit prise de panique.

Elle lâche un cri. Et toute l'île d'Aea se réveille en sursaut.

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