Le silence d'Ophelia la trouble. À force de côtoyer des dieux, Circé s'est habituée à des monologues interminables, des vantardises dégoulinantes et des disputes stériles à n'en plus finir.
Ce n'est pas le cas d'Ophelia. Cette fille est silencieuse. Elle se déplace en silence, mange en silence, dort en silence. Elle est plus discrète que l'ombre qui tombe sur Aea lorsque le soleil décline à l'horizon.
Et Circé en est à la fois intriguée et agacée.
Jamais personne ne s'est comporté ainsi avec elle. Elle a l'habitude d'être crainte, d'être moquée, humiliée. Mais jamais encore quelqu'un ne l'a considérée avec autant d'indifférence.
Non, ce n'est pas de l'indifférence, se reprend-elle en repensant à cet instant, un peu plus tôt dans la journée, où Ophelia l'a surprise en train de chanter.
Elle ne pourrait oublier le regard de son invité, un regard émerveillé, serein, traduisant une écoute attentive. Et pourtant Circé ne faisait que marmonner. Elle n'a pas une belle voix, elle le sait. Sa mère, sa sœur, les autres dieux, tout le monde lui a toujours dit que sa voix était disgracieuse, dissonante. Alors qu'a pu entendre Ophelia pour manifester une telle curiosité ?
Cette femme intrigue réellement la magicienne. Elle ne parvient pas à saisir ce qui se cache dans les pensées obscures de la rescapée. Elle ne parvient même pas à lire correctement ce qu'elle affiche dans son regard vif.
Et cette question sur les loups, que signifiait-elle ?
Pourquoi Ophelia semblait-elle si terrifiée ? Certes, il y avait la lionne, mais Circé lui a bien assuré qu'elle ne lui ferait aucun mal. Et elle est persuadée qu'Ophelia n'avait pas plus peur de la lionne que de l'idée qu'Aea abrite une meute de loups.
Au coucher du soleil, Circé reprend le chemin de sa maison avec une idée en tête. Elle aimerait tant qu'Ophelia se dévoile davantage. Elle veut lui poser mille questions, savoir ce qu'elle a vécu avant le naufrage.
Elle se surprend elle-même. Pourquoi est-elle si intriguée par son invitée ?
Lorsqu'elle arrive sur le pallier et pousse la porte en bois qui ouvre sur l'intérieur, une délicieuse odeur lui saute aux narines. Les nymphes n'ont tout de même pas cuisiné ?
Elle découvre bien vite la vérité. Dans la salle à manger, Ophelia est attablée devant un plat d'où s'échappe un fumet qui ravit les sensations de Circé. Le mystère est résolu : c'est la rescapée qui a tout fait mijoter.
- Merci d'avoir préparé le repas, s'exclame-t-elle d'une voix enjouée.
Maintenant qu'elle semble prendre ses marques et se rétablir, Ophelia va peut-être enfin s'ouvrir. Circé espère qu'elle a enfin fini de la considérer comme une menace.
Elle s'assoit en face d'elle, soudain pleine d'énergie, et se sert une assiette. Celle de sa compagne est déjà pleine, mais elle paraît l'attendre. Aussitôt la magicienne servie, elle commence à manger. Le plat est délicieux, elle n'avait jamais mangé une telle chose, et elle le formule tout haut.
Mais Ophelia ne répond pas et baisse les yeux.
- Peu importe, s'entête Circé. Tu serais d'accord pour m'enseigner ta recette ?
Toujours pas de réponse. Les lèvres de la rescapée se pincent, ses joues perdent de leur couleur. Circé fronce les sourcils. Elle ne comprend pas. Elle ne comprend rien au comportement de cette fille, qui reste après tout une inconnue.
Elle se lève, ses yeux lancent des éclairs sans qu'elle s'en rende compte.
- Bon, écoute, assène-t-elle finalement, je m'efforce de t'accueillir sur mon île après t'avoir sauvée de la noyade, je fais tout mon possible pour que tu te sentes à l'aise, je tente de discuter, mais toi, tu ne me répond pas ! Je ne peux pas te demander de partir, ni de parler. Mais je ne vois pas pourquoi je devrais continuer à faire des efforts alors que ça t'es visiblement égal. À partir de maintenant, moi aussi, je me tairai.
Seul le silence accueille ces mots lorsque Circé se rassoit.
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The Beast
RomanceSur l'île d'Aea, le silence règne. Dans son palais, la magicienne Circé veille. Ses bêtes sont assoupies, elle est seule avec elle-même. Depuis le départ d'Ulysse, aucun voyageur n'a rompu le calme de son repaire. Après une éternité de malheurs, el...