Le sourire avec lequel l'accueille Circé après une nuit plus que mouvementée est plus chaleureux que le moindre petit rayon envoyé par Hélios.
Ophelia s'asseoit face à la magicienne, qui lui tend un peu de pain.
- La nuit s'est bien finie ? s'enquiert-elle d'une voix douce.
Ophelia se lassera-t-elle jamais de ce timbre mélodieux et apaisant ?
- Beaucoup mieux qu'elle n'a commencé, sourit à son tour la rescapée.
Elles n'ont pas parlé très longtemps, après le trouble de Circé. Cette dernière a affirmé qu'après plusieurs siècles d'existence et aussi longtemps à côtoyer les dieux, elle aurait besoin de temps pour rassembler tous ses souvenirs et les restituer. Comme Ophelia, elle n'a plus vraiment l'habitude de parler. Elle vit presque seule sur l'île d'Aea, et ce ne sont visiblement pas les nymphes qui vont lui tenir la conversation.
Comme Ophelia était rassurée, la magicienne a retrouvé le chemin de sa chambre et l'a laissée se reposer.
Mais la rescapée se souvient encore de la douce sensation de leurs mains liées tandis qu'elles échangeaient leurs vrais premiers mots.
Elle croque une bouchée. Ce matin, tout lui paraît apaisé. Elle n'a plus peur de Circé. Elles se tiennent face à face, détendues, leurs lèvres sont déverrouillées et leurs yeux ne s'évitent plus. Quelle sensation agréable.
- Voudras-tu m'accompagner pour nourrir les cochons ? propose la maîtresse des lieux.
Ophelia lâche un petit rire.
- Seulement si tu me racontes comment ils en sont devenus.
La magicienne se rembrunit légèrement.
- Ce n'est pas une histoire gaie.
- J'ai l'habitude des histoires tristes, rétorque Ophelia sans se démonter.
Circé hoche la tête, d'un mouvement un peu sec. C'est au tour d'Ophelia de se renfermer d'un coup.
- Ça ne fait rien, tu n'es pas obligée d'en parler. Je disais ça comme ça.
Son hôtesse ne répond rien et se lève. Ophelia hésite quelques secondes, et puis, elle la suit. Derrière elle, la lionne marche sans un bruit.
La jeune femme n'est toujours pas rassurée par sa présence. Elle se demande parfois si l'animal est une personnification des humeurs les plus sauvages de Circé. À réflexion, toute l'île d'Aea est à son image. Des rochers abrupts, une houle déchaînée et des falaises en haut desquelles se percher. Avoir peur de l'île, avoir peur de la lionne, n'est-ce pas finalement avoir peur de Circé ?
Ces questions tourbillonnent dans sa tête comme le vent lors de la tempête, jusqu'à ce qu'elle arrive aux enclos.
Comme si elle avait fait ça toute sa vie - et vu l'ampleur de sa vie, c'est sans doute le cas, la magicienne saisit deux seaux, posés à côté de la clôture.
- On leur donne tout ce qu'on ne mange pas, renseigne-t-elle Ophelia d'un ton de nouveau apaisé.
Lorsque son hôtesse ouvre la barrière, les animaux se pressent à l'opposé.
- Ils n'ont pas l'air d'avoir faim, remarque Ophelia.
- Ça c'est parce qu'ils ont peur de ma lionne. Et parce que leur instinct est toujours un peu humain. Tiens, prend ce seau, tu t'occupes de ce côté là.
Ophelia prend quelques instants pour la regarder faire, puis elle s'exécute. Lorsqu'elle voit les bêtes, rondouillettes, appâtées par la nourriture, avec leur peau rose et leurs queues en tire-bouchon, elle ne peut s'empêcher de se rappeler qu'un jour, ils furent des hommes.
- Tu les manges, une fois qu'ils sont suffisamment gros ? s'enquiert-elle d'une voix intimidée.
La question est peut-être maladroite, mais elle ne se la sortira pas de l'esprit autrement.
- Oui, répond simplement Circé. On ne mange pas de porc, là d'où tu viens ?
Ophelia ne répond pas. Elle est soudain prise de nausées, au moment où un autre type de viande s'impose à son esprit. De nouveau, l'odeur de la chair crue envahit ses narines.
Et sans que Circé ait le temps de comprendre ce qui la traverse, elle vomit.
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The Beast
RomanceSur l'île d'Aea, le silence règne. Dans son palais, la magicienne Circé veille. Ses bêtes sont assoupies, elle est seule avec elle-même. Depuis le départ d'Ulysse, aucun voyageur n'a rompu le calme de son repaire. Après une éternité de malheurs, el...