Cette fois, ce sont les images de l'assemblée d'hommes du village et l'odeur de la viande grillée qui lui reviennent en mémoire.
Elle explique à Circé toutes les questions qu'elle s'est posée en se rendant à ce repas. Pourquoi l'y a-t-on conviée ? Que va-t-on lui reprocher de plus ? Est-ce que ce festin n'est pas plutôt un procès déguisé ?
- Que s'est-il passé, finalement ? ose demander Circé.
- Ils étaient tous autour de moi, et il m'ont invitée à manger. Je venais de passer des jours difficiles, ou personne ne m'avait adressé la parole et où on m'avait affamée. Alors j'ai fait exactement ce qu'ils me demandaient. Je ne me sentais pas à l'aise. À part mon frère, mon père, et le père de mon mari, je ne connaissais presque pas leur groupe. Enfin, je les avais tous plus ou moins déjà aperçus, mais... Je ne pourrais pas dire que j'avais l'impression d'être intégrée. J'avais plutôt l'impression qu'ils me jugeaient et surveillaient mes moindres mouvements. Comme si j'avais été en mesure de les tuer tous.
Elle renifle tout en haussant les sourcils.
- Et puis, il y avait l'odeur de la viande qu'ils venaient tout juste de faire griller. Il y avait un morceau dans mon plat, mais tous les autres étaient vides. Ils tenaient à ce que je mange en premier, ce que je n'ai pas compris tout de suite, mais que je n'ai pas osé faire remarquer. Alors... J'ai coupé la viande. Et je l'ai mangée.
La magicienne plisse les yeux, redoutant sûrement ce qui va suivre. Et il y a de quoi, songe Ophelia.
- Tu n'es pas sans connaître les légendes qu'on raconte au sujet de la région dans laquelle je suis née.
- Les bêtes sauvages. Les gens qui ont été maudis par les dieux après avoir mangé de la chair humaine.
Ophelia ménage un instant de suspense.
- Alors tu devines ce qui m'est arrivé.
Les yeux de Circé sont de plus en plus cachés par ses paupières. Et d'un coup, ils s'ouvrent. Muette, la fille d'Hécate plaque sa main devant sa bouche béante.
- Non... Ils ne t'ont pas fait manger-
- La chair de mon mari, complète-t-elle dans un souffle.
- Ça ne peut pas être vrai, balbutie Circé.
- Et pourtant, ce n'est que la vérité. On dit que les dieux n'ont aucune pitié, mais les hommes n'ont rien à leur envier.
- Et ensuite ?
- J'ai senti une violente nausée. Après, tout est assez confus dans mon esprit. Je crois que je me suis transformée. Et je me suis enfuie dans la forêt. Le matin, quand je me suis réveillée, j'étais adossée à la porte de ma maison, couverte de sang et de poils gris.
- À quoi... à qui appartenait le sang ?
- Mon père. Il est le premier que j'ai dévoré. Aux pleines lunes suivantes, j'ai continué, jusqu'à ce que tous les hommes qui m'avaient fait manger, ce soir là, ne soient plus en vie. Et c'est à ce moment que mon voyage a commencé.
- Ciel, Ophelia, je-
Mais la magicienne ne semble pas savoir comment terminer sa phrase. Et son invitée sent soudain son courage s'évaporer. Maintenant que les choses sont dites, comment va réagir Circé ? Acceptera-t-elle de l'aider ?
Évidemment, qu'elle va accepter. Tu parles à la femme qui a terrassé un équipage entier pour te garder en sécurité.
Leurs regards se rencontrent. Et Ophelia sent d'un coup monter les sensations qu'elle a déjà éprouvé à deux reprises. Sauf que cette fois, elle ne fuit pas. Elle laisse les sensations s'infiltrer dans chaque recoin de son corps. Elle ignore la chaleur qui la parcourt et réchauffe ses joues.
Elle saisit les mains de la magicienne au moment même où celle-ci ouvre la bouche :
- Je vais t'aider. Je te le promet, je vais tout essayer pour te délivrer.
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The Beast
Roman d'amourSur l'île d'Aea, le silence règne. Dans son palais, la magicienne Circé veille. Ses bêtes sont assoupies, elle est seule avec elle-même. Depuis le départ d'Ulysse, aucun voyageur n'a rompu le calme de son repaire. Après une éternité de malheurs, el...