The Beast

43 : ophelia

Lorsque Circé se lève, faisant tanguer leur embarcation, Ophelia essuie le rideau de larmes qui coule le long de ses joues. Elle s'éclaircit la gorge et se prépare à continuer. Maintenant qu'elle est lancée, autant aller jusqu'au bout.

- Je- j'étais à bout, et un soir, lorsqu'il est rentré, il-

Mais sa compagne l'interrompt soudain.

- Ophelia, tu peux t'arrêter là.

- Mais...

- Je vois à quel point il t'est difficile de replonger dans tes souvenirs, alors...

- Je croyais que tu voulais savoir ?

Ophelia hait sa voix, à cet instant. Aiguë, chevrotante, elle a l'impression de se revoir face à son mari, essayant de se faire la plus petite possible pour éviter les coups. Alors qu'elle savait pourtant qu'il trouverait toujours quelque chose à lui reprocher.

- C'est le cas, fait Circé d'une voix affirmée.

Elle lui tend la main, l'invitant à se lever à son tour. Ophelia la saisit. Ses paumes sont moites, et le contact avec les mains douces de la magicienne ne fait qu'accentuer le phénomène.

- Mais je refuse de savoir si ça te met dans cet état. Le plus important, c'est que tu ailles bien, et là, ce n'est pas le cas.

Par Artémis, qu'est-ce que cela signifie ? Elle me fait cracher mes confidences, et soudain, elle s'arrête ?

- Je crois que je te dois des excuses, continue Circé. Je n'aurais jamais dû te faire boire cette potion alors que tu dormais. Je... me suis laissée emporter. Et surtout, j'ai déjà eu l'éternité devant moi pour guérir de tout ce qu'on m'a fait subir. Ce n'est pas ton cas. Je m'en voudrais tellement si je rendais ton traumatisme encore plus dur en te le faisant revivre !

Ophelia se tait, surprise par ces excuses. Elle réalise qu'au fond d'elle, même alors qu'elle était en colère contre Circé, elle n'avait pas vraiment envie de partir. Sans se l'avouer, elle sentait déjà qu'elle était plus en sécurité ici que n'importe où sur Terre.

Mais surtout, elle prend conscience que son hôtesse n'a jamais essayé de la mettre en danger. Pas de manière volontaire, en tout cas. Et surtout, qu'elle semble prête à tout pour la protéger.

Est-ce pour cela que tu les as tués ? lui demande-t-elle en pensées. Ces marins m'auraient fait du mal, alors tu les en à empêché ?

En elle naissent soudain des sensations étranges, qu'elle n'a pas le temps de voir arriver. Elle a l'impression d'étouffer, la chaleur l'enveloppe, et ce n'est pas agréable.

- Est-ce que ça va ? s'enquiert Circé, le front creusé par l'inquiétude.

Comment n'ai-je pas pu me rendre compte avant du comportement qu'elle a envers moi ?

Ophelia pense aux nymphes, que la magicienne rejette, ignore. Elle aurait pu lui réserver la même indifférence. Mais ce n'est pas le cas. Pourquoi ?

Toutes ces pensées la troublent. Elle relève la tête, essuie les nouvelles larmes de sa main libre et déclare aussi fermement que possible :

- Oui, oui, ça va. On l'explore, ce bateau ?

Elle ne peut pas manquer le soulagement qui apparaît sur le visage de Circé. Elle lâche sa main, mais ce n'est pas comme l'autre fois dans le lit. Cette fois, le contact est rompu de manière fluide, sans la tension étrange qu'Ophelia ressent depuis...

Depuis le baiser. Allez, arrête d'être dans le déni, ma pauvre. Pourquoi ne veux-tu pas admettre que ça t'a... plu ?

Elle chasse pour de bon ses voix intérieures et prend les devants, grimpant l'échelle de corde qui mène au navire. Circé la suit, mais ses mouvements sont un peu plus lents. Elle n'est pas habituée. Et même si Ophelia est davantage une fille de la montagne qu'une fille des mers, sa mince expérience comme matelot dépasse toutefois celle de la magicienne.

Lorsque ses pieds nus touchent le sol en bois du bateau, elle oublie tout. Les aveux douloureux qu'elle repousse depuis trop longtemps, la nuit sanglante, les erreurs de Circé et les sentiments qu'elle n'arrive pas à définir. Elle redevient une enfant, une fillette qui se lance à l'exploration d'un monde inconnu.

Et pour la première fois depuis la dernière pleine lune, elle respire de nouveau librement.