The Beast

5 : circé

L'inconnue a repris conscience tard, et elle est restée allongée un moment après sa première rencontre avec Circé.

Mais lorsque la magicienne lui propose de dîner, elle s'anime soudain. Elle doit probablement être morte de faim.

Circé s'active aux fourneaux, pendant que ses pensées s'emballent. Pour l'instant, la rescapée n'a pas dit un mot. Et elle doit avouer que cela l'agace de ne pas connaître le fond de ses pensées. Que s'est-il passé pour qu'elle se retrouve en mer pendant la tempête ? Qui est-elle ? Comment se sent-elle ?

Elle aimerait bien poser ces questions, mais elle sent que son invitée n'est pas encore disposée à parler. Et puis, Circé n'a pas manqué le sursaut d'inquiétude lorsqu'elle lui a appris son identité. Depuis le passage d'Ulysse, elle sait que son histoire a été racontée, déformée, et ce, dans tout le pays. Mais qu'a donc pu entendre cette fille pour manifester une telle crainte ?

Circé aurait peut-être dû s'intéresser aux rumeurs qu'on colporte sur elle, tout compte fait.

Soudain, le visage d'Ulysse s'impose à elle. Elle tente de le chasser de ses pensées, mais il est coriace. Depuis combien de temps a-t-il quitté Aea, déjà ? Elle est incapable de compter. Peut-être que c'était hier, mais peut-être aussi que cela fait une éternité.

Elle revoit soudain certaines de ses mimiques, son visage concentré et sérieux, ses grandes mains qui avaient toujours besoin d'être en action.

Tout en jetant des herbes aromatiques dans sa marmite, elle maudit le héros d'occuper constamment son esprit. Retourne avec Penélope, lui crie-t-elle amèrement dans ses pensées. Tu n'as plus rien à faire ici, c'est toi qui a choisi de me quitter.

Elle lâche un rire nerveux, sachant qu'il n'en fera rien. Ulysse ne serait pas Ulysse sans sa façon de s'acharner lorsqu'il veut obtenir quelque chose. Et ce n'est pas parce qu'il n'existe en ce moment que dans les pensées de Circé qu'il se montrera plus discipliné.

Elle saisit les deux gamelles qu'elle a préparé et retourne s'attabler face à son invitée. Lorsqu'elle lui tend son repas, la jeune femme a de nouveau un mouvement d'hésitation.

- Tu peux y aller, tente-t-elle de la rassurer, ce n'est pas empoisonné. J'ignore ce qu'on t'a raconté, mais je n'ai jamais transformé que des hommes.

Loin de tranquilliser la rescapée, celle-ci refuse de toucher à son bol.

- Et seulement parce qu'ils l'avaient mérité, conclut Circé, un petit sourire aux lèvres.

Le sarcasme ne fait rire qu'elle. Elle sent qu'il ne vaut mieux pas insister, et elle baisse les yeux vers sa gamelle, avant de commencer à manger. Son invitée ne touche toujours à rien.

- Je t'assure que je ne t'ai pas secourue de la noyade pour te laisser mourir de faim, reprend-elle, hésitante.

Sa protégée la fixe et elle se demande ce qui se cache derrière ce regard. Circé s'arrête sur ses joues creusées et ses traits fatigués. Elle soupire. Bien sûr, elle ne peut pas forcer la jeune femme à manger ce qu'elle lui a préparé. Bien sûr, elle sait que sa réputation l'a précédée. Mais là, la seule magie qu'elle aimerait réaliser serait de changer cette naufragée en une personne en bonne santé.

- Écoute, dit-elle alors d'une voix douce.

Un instant, le visage de son invitée se détend, avant de reprendre son expression crispée.

- Je sais que tu ne me connais pas, ou alors seulement à travers ce que tu as entendu sur moi. Je crois aussi que tu as peur de moi, et que tu as tes raisons. Mais je sais aussi que tu as failli être emportée par Poséidon, et qu'il faut que tu récupères des forces. Je ne vais pas t'obliger à manger - de toute manière, je ne le peux pas. Mais s'il te plaît, souviens-toi que je ne te veux aucun mal et que tu peux rester chez moi aussi longtemps que tu le souhaiteras.

La jeune femme baisse les yeux, Circé remarque ses mains qui tremblent. Est-elle prête à s'enfuir au galop ou à éclater en sanglots ?

- J'imagine que ce doit être encore compliqué pour toi de parler. Mais s'il faut commencer par des choses simples, voudrais-tu me partager ton nom ?

Un instant, elle croit que l'inconnue va fuir une fois de plus. Et pourtant, celle-ci finit par ouvrir les lèvres. Ne s'échappe d'abord de sa bouche qu'un silence. Et puis :

- Ophelia. Je me nomme Ophelia.

La magicienne ne tirera rien d'autre d'elle ce soir. Mais cela lui suffit.