ROLANN I

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Le destin se joue toujours des hommes,il leur appartient cependant de choisir entre l'espoir et la détresse. Peut-on aller contre le pacte sourd du destin?

Le ciel chatoyant tirait à l'orange et s'épanouissait sur l'horizon lointain laissant deviner, éparses, de légères spirales enflammées. Devant ses yeux embrumés par les larmes il observait ces gens qui se voulaient des amis. Le clan Rufousblade, son clan, s'enlisait dans une sorte de garde-à-vous solennel et rigide. Son oncle Michael affichait une mine sévère de circonstance, de même que ses tantes et ce qu'il y avait de marmaille. Le visage rondouillard de Laurence Cumbersome,vice-président du groupe Rufousblade et âme damnée de feu le président, semblait figé par le temps. Sa bonhomie et ses proportions physiques l'insupportaient mais il savait son amitié réelle. Non moins insipides que les illustres représentants de son sang, les membres de l'autre famille.

Eux qu'il s'était toujours efforcé, obligé serait plus juste, de considérer comme des frères et qui aujourd'hui osaient s'afficher ici. Leur présence incontournable lui avait été signifiée.Incontournable ! Soit. Et bien il n'aurait pour eux qu'une incontournable morgue. Ces visages calmes et concentrés, ces yeux d'une insoutenable profondeur et cette odieuse aura qui se dégageait de leur compassion... Décidément il ne pouvait s'y faire. Perdu dans ses hauteurs méprisables il n'avait pas remarqué cette absence de couleur... Le noir c'était entendu renfermait une forme d'éclipse de ton, normale, habituelle,conventionnelle. Mais ces femmes portaient du blanc. Certes... Là le blanc était une couleur traditionnelle. La porter soulignait le respect et signifiait une profonde affliction. Honneur s'il en était pour l'amour que son géniteur vouait à ce pays. Ce pays.

Pourquoi diable avait-il fallu qu'ils s'y installent? Pourtant là une sorte de vie nouvelle s'était créée autour d'eux pour le plus grand bonheur de Père, de Mère.Avait-il jamais été le seul à ressentir cette vie comme une fuite? Un oubli volontaire du drame de la perte de son frère aîné ? Les voilà tous partis désormais. Il pleurait. Oui pour cela, il pleurait. Mais bizarrement ses larmes ruisselaient du goût doux-amer de la rage plus que de celui de la tristesse. Il aurait aimé tous les renvoyer, mais à quoi bon ? Le prêtre finissait sa litanie et l'exposé de la vie des défunts. Il observait impuissant ces boites en bois laqué frappées de l'emblème de sa famille : la fronde de fougère rouge enroulée, sur champs noir.

Ces boites disparaissaient lentement sous des jets de terre. Il en ressentait un soulagement coupable doublé d'un étonnant écœurement. N'était-ce que cela « vivre » ? Une comédie vaste qui finalement s'achevait sous la glèbe, les racines et autres asticots notoires?Père avait-il pensé qu'il finirait là ? Certainement que non... En tant que Rufousblade, il ne pouvait se permettre de démontrer la moindre faiblesse, le moindre pincement. D'autant que dès lors, le voilà seul héritier de ce vaste empire financier dont il portait le patronyme. Que n'aurait-il donné pour fuir lui aussi... Jamais il n'avait escompté se mêler du monde des affaires, de stratégies, d'alliances, d'entreprises ou que savait-il encore ? Mais le testament était clair. Il se devait d'hériter de cette charge. De ce fardeau plutôt...

Depuis quelques minutes il touchait fiévreusement un petit casse-tête fait de disques de cuivre semi-circulaires.Lequel était dissimulé dans sa poche de pantalon. Une habitude qui lui prenait beaucoup de temps mais qui avait le mérite, en plus de le calmer, de lui permettre de s'évader sensiblement des tracas de ses états d'âme. Il sentait le cuivre râpeux sous ses doigts, les petites lames de disque s'emboîter. Un, deux,là je glisse et là j'emboîte.

Il fallait suivre en procession silencieuse le chemin du retour et saluer tous ceux qui étaient venus... Il s'en serait passé avec un franc soulagement. Mais non. Là encore, et comme toujours, il fallait se plier au code, au protocole. Quand il eut enfin remercié tout le monde il ne put s'affranchir d'un tête-à-tête avec son oncle qui lui signifiait pour la énième fois son devoir en tant qu'héritier. Là il fit comme il faisait toujours... Il dit ce que l'on voulait entendre pour savourer une paix fragile et s'enferma dans son monde intérieur, son univers, là où résidait un semblant de chance de se retrouver tranquille. L'étau se refermait. Si « hier encore »,du temps de ses parents, existait une possibilité infime d'éviter le futur qui s'abattait sur lui, lourd et incontournable d'ennuis,cela s'avérait désormais impossible.

Comment ne pas les trahir et par là-même, se trahir soi-même autrement ? Il le leur devait...Déterminé par cette évidente décision, tenant toujours frénétiquement le casse-tête perdu entre ses plis, il le vit s'avancer. Il s'entendit répondre à ce salut courtois et pencha le menton de même que le buste non sans rigidité. Après quelques banalités d'usage son futur interlocuteur s'approcha et lui demanda avec une fermeté froide s'il sacrifierait finalement à son devoir.Comme si une force extérieure l'animait, Rolann répondit avec une pointe de défi qu'il assumerait son devoir quand il le jugerait opportun mais que rien ici-bas ne l'obligeait à se plier à quoi que ce soit. Tout autour un silence morbide s'installa. Les personnes ayant ouïe cet échange avalaient difficilement leur salive tant la scène semblait incroyable, surtout pour cette sombre occasion,surtout venant du seul héritier, surtout là au Japon !

Qui des deux au fond était le plus déplacé, personne n'aurait pu le dire, mais celui qui manifestement perdait son sang-froid demeurait Rolann. Son poing tremblait tellement il le serrait et ses yeux fulminaient de rage. Tout en son vis-à-vis l'insupportait. Sa silhouette altière, son élégance, sa manière distinguée de s'exprimer, ces sublimes cheveux de jais qui tombaient lisses derrière ses épaules, ces yeux en amande intelligents et froids. Une obsession évidente pour son propre reflet dans les yeux des autres doublée d'une conscience aiguë de lui-même. Ce sourire caché, exprimé par des plis infimes et concentrés aux coins de ses yeux, cette arrogance sourde et dissimulée, ce besoin de le provoquer. Était-ce voulu ? Était-ce réel ou pur fruit de son imagination, de ses chimères ? Toujours était-il que cet homme possédait la faculté unique de le percer et de l'extirper de la comédie qu'il jouait régulièrement à son entourage. Les individus les plus proches découvraient le véritable fond de sa pensée.

Le jeune-homme aux yeux de jais offrit pour toute réponse un retournement satisfait et se dirigea vers sa propre famille. Rolann put discerner brodé en noir sur fond blanc au milieu du dos le « mon » de son clan ancien : le cercle sombre enrichi de nuages en son centre. Plus loin encore il croisa le regard sévère du chef de cette famille illustre en la personne du Maître Tanaka et lui adressa un salut qui eut pour réponse un infime hochement de menton. Dans les yeux durs de cet homme pourtant il décela plus de compassion que dans le regard amusé mais froid de son fils aîné. Ils disparurent quelques secondes plus tard.

Il se sentait nu et ridicule. Il en voulait au monde entier. Il n'avait été que légèrement provoqué et pourtant il n'avait pu se contenir, les éclaboussant tous de ses intentions véritables. Même si ses parents étaient partis, surtout parce qu'ils étaient partis, il ne voulait en rien hériter de cet empire.Il ne voulait pas non plus sacrifier à cette notion ridicule de devoir. Il demeurait libre bon sang ! Mais le plus douloureux, il le savait, c'était que Shun l'avait deviné et avait voulu le lui faire dire. Était-ce là toute l'ampleur de sa détermination ? D'un autre côté que savait-il lui, ce satané Shun ? De sa vie et de ses désirs véritables ? De ses envies et de ses rêves ?D'ailleurs avait-il le moindre rêve, enlisé qu'il était dans la tradition la plus pure et la plus rigide de la maison Tanaka ?

Il se surprit dans sa détresse à sourire et l'imagina vieux et sénile,n'ayant jamais fait autre chose qu'honorer inlassablement la tradition. Famille... En évoquant le clan ancien et réputé de celui qui alourdissait son deuil, il prit soudain conscience de son isolement, du fait que désormais toutes ses actions auraient des conséquences énormes puisqu'il en était finalement le seul garant et qu'il était dès lors son propre chef... Qu'il l'eût voulu ou non son destin semblait tracé et il avait beau gesticuler pour crier sa liberté de choisir que pouvait-il faire d'autre que de rejoindre sa famille restante et ainsi prolonger l'œuvre de son père ? Faible et désespérément humain... Voilà ce qu'il était ! Il se mordit les lèvres,s'agrippa à son casse-tête désormais sorti de sa poche et s'entendit maudire intensément la victoire de Shun...                                    



Le Pacte du Roi Livre IOù les histoires vivent. Découvrez maintenant