ROLANN

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Rolann s'était relevé  plus mort que vif. Ses forces l'avaient abandonné mais il savait que le  combat continuait, lourd, intense,  dépourvu de  pitié sur le front Est. Il devait tout faire  pour rejoindre le  Juge Loguard et ses camarades. C'était sa mission, et il devait la remplir. Il déposa son regard une dernière fois sur son ennemi qu'il considérait désormais comme proche, une sorte d'ami. Ce dernier n'était pas mort mais tout dans sa physionomie démontrait une absence de conscience. Sôra du Pays de Rokku... Je te souhaite si tu survis de trouver une paix véritable. Quelque  chose avait changé. Il se sentait différent, à la fois exténué et dépourvu de sève mais également en accord avec lui-même. Il s'était battu, avait tout donné  et quelque part, il avait vaincu l'impensable. Titubant, il poussait sur sa jambe droite qui le faisait horriblement souffrir. De sa tempe gauche un  filet de sang  coulait, aveuglant son regard d'une écarlate incertitude. Son corps meurtri lui commandait de s'arrêter, de s'étendre pour  peut-être ne jamais se relever. La mort rodait il  le savait.  Alors qu'il descendait des hauteurs par les escaliers d'ardoise noire creusés au nord de la grande place de la Bibliothèque Universelle il put contempler ce qui pouvait s'apparenter à son salut : la flotte céruléenne du Pacifique voguant rapidement vers la côte. Il prit conscience aussi à ce moment  du fait que le  front de l'Est s'avérait plus violent qu'il ne l'aurait pensé. La myriade d'onyx, d'argent, de bronze et de smalt des  uniformes qui s'affrontaient lui arracha ce râle incrédule : « C'est donc cela les  rixes ici... Je ... Arghh... » Il s'écroula de douleur. Alors  rampant il se  mit en tête d'atteindre le rivage. Il devait encore dévaler et dépasser les  bois en contre-bas qui faisaient office de tampon entre la ville de Kimôto et la Bibliothèque elle-même, édifiée sur le plateau haut. Le cheminement minéral passait au travers de ce clair nuage verdoyant. Alors qu'il pensait s'affranchir des marches restantes en rampant à l'envers, il glissa et se retrouva  au plus  bas, ridicule et  esseulé.

Le  vacarme des combats lui pourléchait l'ouïe, comme s'il participait lui-même à ces duels impitoyables. On le  trouverait et on l'abattrait, il en était persuadé. Pourtant  l'image du puissant Juge Loguard, celle de ses amis : Julia,  Iperio et  Irneh s'insinua. Lui redonnant ce dont il manquait le plus à ce moment précis : la volonté. Mais même avec toute  la  volonté du monde, son énergie s'échappait. « Je...  Peut-être devrais-je  simplement me laisser aller. Peut-être qu'il serait plus simple d'abandonner et... » Même murmurer lui arrachait des soupirs de souffrance. Il plissa les yeux s'abandonnant à la main froide, rassurante, d'un sommeil sans retour et sans rêve. Et  puis alors qu'il partait, ne discernant plus la folie guerrière qui s'était emparée de l'île, il huma cette  odeur, ce parfum. Il perçut nettement une fragrance qu'il connaissait.  En tous cas qu'il lui avait déjà été donné d'inhaler. Où, il était tout à fait incapable de s'en souvenir. Mais pour une raison qui le dépassait cette odeur lui interdisait de mourir, lui interdisait d'abandonner. Il rouvrit ses yeux fiévreux et là il l'aperçut ! Étalée plus loin, là où commençait déjà la rivière de sable invitant à l'océan, il ne put réprimer sa stupeur. Une étudiante de la Faculté Universelle. Il reconnaissait très clairement l'uniforme blanc rehaussé de lignes azur. Paradoxalement affronter la mort lui donnait plus de force quand à  sauver un être extérieur à ses propres chimères. Il ne  pouvait laisser cette fille-là, comme  cela. Il devait tout faire pour la sauver. Il en allait de sa fierté, de son nom, de son devoir de draguien. De draguien...  « Je  le suis devenu, tout à fait. » A mesure que ses pas incertains l'amenaient à se rapprocher de la silhouette étendue et inanimée il reconnaissait ces traits, ce corps fluet et svelte. Une certaine beauté aussi. Fragile mais hautaine.

Les longs cheveux châtains se déversaient sur le sable, lumineux d'or brun sous la lumière de  cette fin d'après-midi. En se penchant  il tenta de la réveiller.  Il fallait se dépêcher, on les trouverait bien assez tôt. Il ne savait par quel miracle d'ailleurs personne ne les  avait encore attaqués. « Hey ! Réveille-toi. Aller du nerf,  lève-toi. Il faut fuir  si tu veux survivre. » Elle ne l'entendait guère, ne réagissait pas, en proie à une inconscience profonde et inquiétante. Était-elle morte ? Il s'en assura en touchant sa carotide. Elle vivait... Son pouls  s'avérait fort lent mais la vie parcourait encore son être. Il tenta de la gifler mais  rien n'y fit. Alors il  se leva et, soucieux, se mit en tête de  rejoindre son groupe de draguien, au sud-est, là où le Juge lui avait ordonné d'aller  une fois  le front nord libéré. Il fit  dix bons mètres  avant de rebrousser  chemin. Il l'avait reconnue.  La  fille  qui, la  première, l'avait  sauvé alors qu'il croyait mourir quelques jours plus tôt dans la forêt des dalles, celle qui moqueuse lui avait évité une fin stupide et tragique : Suzan ! Poussant autant que son corps blessé le lui permettait il la ramassa et, plus fléchi que  debout, la porta. Il fallait la sauver. Il ne pouvait se résoudre à l'abandonner. Ses membres tremblaient, il avait mal. En proie à cette injuste souffrance il eut là encore un spectacle qu'il  n'aurait jamais imaginé que dans ses rêves les plus fous. Peut-être ses cauchemars... Un homme masqué tout vêtu de noir, aux cheveux d'un châtain d'or rouge affrontait celle qu'il reconnaissait comme la grande sœur d'Eleanor. Comment  s'appelait-elle déjà ? Elle semblait  mal en point. Elle allait perdre. Qui était-ce cet homme ? Et puis il ressentit comme une évidence. Se pouvait-il que toute cette attaque, tous ces combats soient de son fait ? Sa cape couleur de  nuit ondulait sous le vent chaud provenant de l'océan infini  et laissait  apparaître une  doublure couleur vermillon. Son uniforme à  dominante noire,  brodé d'or et de rouge avait tout  d'une tenue  d'empire mais sombre. Il distingua des éperons à ses talons,  sur lesquels  descendait un  pantalon tout aussi sombre que le reste, droit et liseré de rouge sur les flancs. Quelle négative beauté...

Le Pacte du Roi Livre IOù les histoires vivent. Découvrez maintenant