PHYBRAZ III

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Enfermé dans sa bibliothèque. Comme toujours lorsqu'il se voyait confronté à une nouvelle épreuve il éprouvait le besoin de se recueillir, de penser, de méditer. Sa propriété : les Colonnes Pourpres portait bien son nom. Héritage des Ducs de Rubrum depuis les temps les plus reculés elle possédait un riche verger majestueux mais surtout une abondante collection d'arbres dont le feuillage s'empourprait en automne donnant à tout l'ensemble l'effet d'un tableau enflammé. Éparses, sans ordre manifeste mais reflétant la vision d'un cosmos ancien, des colonnes aux cannelures prononcées s'élevaient avec majesté vers l'éther.

Enfin la présence de ces allées de différentes essences de pruniers colorait de façon constante le domaine du bordeaux le plus pur au garance le plus embrasé. Une correspondance certaine avec la devise de son clan : Par l'esprit ou par le sang ! En ce qui concernait Phybraz c'était, concédons-le, plutôt par l'esprit. Au milieu des livres, des écrits, des mots, c'était là qu'il se sentait le mieux. Il avait d'abord voulu relire l'histoire de la famille impériale, de la royauté balbutiante de ces terres à la consécration de l'Empire. Quelques deux millénaires de conquêtes...

Et puis il s'était attaqué à l'histoire du Pacifique, de ses alliances, de son hégémonie maritime qui depuis l'avènement de l'ordre des Magistères s'était muée en une union de pays libres : la République Fédérée du Pacifique. Il s'agissait d'un fonctionnement. L'appellation officielle de ces îles restait depuis des temps immémoriaux : L'Archipel des Milles Eaux. D'ailleurs compte tenu de l'influence universelle de la République et de l'Ordre puissant des Magistères n'avait-elle pas de République que le nom..? Aller ! Suffit ! Il inspira et sortit promptement pour se repaître de la flamboyance du domaine. Un cours d'eau parcourait les terres et alimentait un bassin au milieu des colonnes. Un vrai plaisir. Carpes, poissons rouges, voiles, ides ou esturgeons, et tous poissons s'en rapprochant peuplaient cet énorme bassin fort plaisant pour les yeux et non moins pour l'esprit.

Constamment l'on pouvait se repaître du bruit reposant de l'eau qui coulait, qui chantait, qui nourrissait. Que ne pouvons-nous construire Victoria à l'image de cette eau qui se meut ? Il s'assit. Un salon dévolu à cet effet s'épanouissait, harmonieux et discret, préservant ainsi l'excellence de la composition du paysage. Il se repaissait de cet admirable breuvage, le seul digne d'être bu, produit fier des terres du sud-est du pays. Là où un concours exceptionnel de caprices du temps créait un climat parfait, ni trop sec ni trop humide, bénéficiant d'une alternance douce de saisons et d'une chaleur généreuse lors du mûrissement du raisin. Le vin des principautés d'Arlénon.

Le meilleur au monde selon certains. Surtout les victoriens. Phybraz avait la faiblesse de partager cet avis. Quoi qu'à bien y réfléchir celui de Menez Draguan valait lui aussi que l'on s'y attache. Plus âpre en bouche, plus fort et légèrement sucré il représentait assez bien les terres sèches et sévères d'où il provenait. A ne pas laisser entre toutes les mains. Là-bas la légende voulait que ce fruit sacré, père de toute célébration spirituelle, fut né des larmes du plus grand des deux soleils pour étancher la soif des draguiens. Joli conte.

Il rebut du breuvage et parut satisfait. Puis il sursauta. Comment avait-il pu oublier les saveurs fruitées et légères des petits vins d'Elefteria ? Leur discrétion parfumée, leur arôme de bois ancien, leurs effluves de plaines vertes et de liberté ? Impardonnable ! D'autant qu'accompagné d'une adorable jouvencelle il en avait bu une bouteille, peut-être deux d'ailleurs, chez ce caviste de la capitale. Et bien qu'il eût fini dans ses alcôves il demeurait incapable de remettre son nom. Colleen ? Charlene ? Bridget ? Impossible...

Une voix cependant trouva à sa place. « Kathleen ! » Audrey s'avançait en riant de sa mémoire entamée. « Le vin sous doute », lui avait-elle lancé non sans une franche ironie. Il avait donc pensé tout haut et qui plus était non loin de l'oreille attentive d'Audrey. Il ne pouvait paraître plus sot... Ils s'entendaient bien, se comprenaient souvent. À tel point même qu'il lui arrivait de rendre compte de ses frasques à Damon devant elle. Mais le voilà qui arrivait, ivre de rire et de bonne humeur, accompagné par un homme qu'il ne reconnut pas tout de suite. Fière allure, noble sans doute, un brin coincé mais fort attrayant. Ce panache, cette aura. Il n'attendit pas d'apprécier correctement son visage pour saisir de qui il s'agissait : Neil Highwind. Capitaine des Faucons, unité d'élite dans la Chevalerie Victorienne dont le seul tort aux yeux de plus d'un, demeurait le fait que cet Ordre refusa le traditionnel népotisme présent partout dans l'empire.

Il fallait faire ses preuves pour devenir un Faucon. Si bien que soldats de lignage peu reluisant ou même non nobles, cela arrivait, pouvaient en épousant le code de conduite extrêmement dur des Faucons se hisser au rang de Chevalier. Il ne fallait cependant pas y voir un quelconque acte égalitaire ou progressiste. Ce système traduisait simplement l'acharnement et l'obsession de perfection qui habitaient Neil. Un bel exemple cependant d'ouverture d'esprit puisque par là il se dressait contre les codes et les traditions séculaires rejoignant ainsi indirectement le camp des « penseurs ».

Phybraz accueillit tout ce beau monde avec un plaisir certain, se comportant comme le doit un hôte de marque. Les discussions allaient bon train. Tout y passa. Les récentes campagnes militaires victoriennes, les succès, les rares défaites, mais aussi la dernière mode de la Capitale, les derniers groupes de musique en vogue, les voyages éventuels de chacun et évidemment les lectures des uns ou des autres.

Audrey tirait volontiers ces hommes vers des sujets plus triviaux, Damon n'avait de cesse d'exposer les derniers fruits de ses recherches et Neil brillait par son silence. Il se bornait à quelques commentaires concernant la tactique ou la stratégie mais guère plus. Phybraz comprit que ses chimères concernant le futur de Victoria n'intéresseraient plus personne ce jour-là et il se résigna quand Bastian arriva enfin. Ce dernier, frais d'un entretien avec sa mère, l'influente Samantha fox Wimphrey leur révéla que la première princesse impériale, la sulfureuse Cassandra de Victoria, s'était déjà vue discernée le titre honorifique de Dominateur et de Vice- Reine de la quinzième province de Parnéa. Phybraz parut contrarié mais pas le moins du monde étonné, Damon sourit avec un cynisme toujours empreint d'ironie et Neil se contenta de préciser qu'elle le méritait dans les faits. Cependant...

Cependant cette décision semblait trop rapide, trop précipitée. Il aurait fallu attendre qu'elle rentrât pour cela. Enfin et surtout la décision avait été ratifiée sans consultation de la Chambre Suprême. Seule la Cuve pouvait voter et proposer cette décision. Laquelle devait d'abord être soumise au Collège de la Rose puis à l'Empereur. L'Empereur ! Était-ce encore une leçon de sa part ? Pour souligner le fait que l'état se passait fort bien de la Chambre ? Et par là-même de lui ? Cela ne correspondait pas à la conclusion de leur récent tête à tête. Bastian continua. La princesse rentrerait bien assez vite afin d'être accueillie...

« Un triomphe ! » Phybraz venait de lui couper littéralement la parole. Mais son ami acquiesça les yeux exorbités. Voilà pourquoi la Chambre n'avait pas été consultée... Cassandra y siégeant il s'avérait impossible sans compromission d'y songer. Dès lors cela renforçait de manière prononcée le poids du camp des conservateurs. Tous lurent la lueur brumeuse qui s'installa sur son faciès. Neil pour la première fois prit la parole de son propre chef. « Amis n'y voyez pas d'obstacles mais une raison de vous battre ».

Il rappela que l'Empire s'était construit sur les tiraillements de ses grands clans rivaux et que là résidait sa force. Cette lutte, cette compétition impitoyable sélectionnait les plus capables. Phybraz écouta et se leva. Était-ce encore un petit rendez-vous entre amis ? Il se sentit animé par une vision qui le dépassait. Il agit sans réfléchir : « Moi, Phybraz d'Arlénon de Rubrum je jure de lutter pour ma patrie, pour le Saint-Empire et de mettre tout ce qui est en mon pouvoir pour construire le lendemain de ces terres. M'aiderez-vous amis ? M'aiderez-vous ? » Silence. Il les regardait avec intensité. Avec Espoir. Audrey n'en pouvait plus d'admiration. Sans doute aussi lui vouait-elle un peu plus que de l'amitié.

Neil se leva, avança et à la manière des Chevaliers Victoriens apposa le poing sur la poitrine. Il jura de l'aider. Bastian, pris d'émotion, lui aussi ! Damon s'appuya négligemment contre son siège et entreprit de se lever. Il déroula son corps anguleux et réajustant ses fines lunettes rectangulaires promit de même. Il participerait à cette extravagante entreprise. Il ne restait plus qu'Audrey. Elle marqua un mouvement de réticence. Quelque part elle pensait que cette effusion d'idéalisme ne présageait que des complications. Mais pressée par l'atmosphère elle rejoignit le cercle et s'engagea tout de même. Plongeant ses yeux dans ceux de Damon, Phybraz se rappela qu'en face de lui, dans le regard amusé et moqueur de son meilleur ami, brûlait la flamme de la plus ancienne des familles et certainement aussi la plus puissante après le clan victorien : le clan des Bedford. Le combat commençait à peine. Phybraz ne le savait que trop.

Le Pacte du Roi Livre IOù les histoires vivent. Découvrez maintenant