Rolann n'entendait pas tout, mais ce qu'il devinait insidieusement demeurait qu'il devrait en passer par là. Observant des traces de poings imprimées dans le bois de l'if, il découvrit non loin une sorte de masure de fortune, témoin des guerriers passés. Ils soupèrent frugalement puis se reposèrent. Dans cette rustre maisonnée deux espaces. L'un pour dormir et l'autre pour se nourrir. Le Juge s'installa dans le premier et laissa le second à Rolann, qui toute la nuit huma les restes de graisse du feu entretenus par leur repas de la veille. Si bien que le matin son souffle et son estomac s'avéraient lourds d'une sensation huileuse. Le soleil traversait l'épais manteau feuillu et réussissait à lézarder le fameux parterre de fleurs. Mauves, bleues ou blanches ; elles donnaient l'impression que le ciel fleurissait sous leurs pieds. De quoi se nourrir, quelques boissons et des fruits. Tout était déjà prêt lorsqu'il s'était levé. Il put se rendre compte que Qinn méditait déjà depuis un long moment, fier, grand, les mains derrière le dos devant l'eau ruisselante et abondante. Quelle vision... L'on avait peine à croire qu'il s'agirait de se battre là. D'ailleurs se battraient-ils vraiment ? Après tout l'entraînement passerait peut-être par d'autres méthodes. Il le saurait bien vite. D'abord se nourrir. Il se rua sur les fruits. Puis il engloutit les divers gâteaux de riz présentés çà et là. Un régal. Une rasade de ce jus dont il ignorait aussi bien le nom que la composition exacte suffit à le rendre aussi alerte que frais.
Qinn ouvrit nonchalamment les yeux et expira lentement. De dos l'élève n'avait guère remarqué qu'il avait ôté son masque. Il s'en couvrit le visage si rapidement que Rolann ne put se rapprocher suffisamment pour voir son visage. Cette entreprise parut contrarier le Juge. Ce dernier pourtant demanda le plus calmement du monde : « Es-tu prêt Rolann Auberouge ? » Il répondit par l'affirmative. Quelques secondes plus tard il gisait l'estomac froissé sur le sol fleuri. « Pour... Pourquoi ? Je dois apprendre et non... » Un second coup pulvérisa ses flancs et il roula jusqu'au petit déjeuner. Il se leva sur les poings hagard et incrédule. Le pied du Juge frôla son visage et il trouva juste assez de temps pour parer cette frappe vicieuse, se dégager et fuir jusqu'au tronc immense. Il lâcha furieux : « Mais qu'est-ce qui vous prends ? Je dois travailler pour m'améliorer, pas vous affronter. » Ce petit jeu ne cessa guère. Mais à mesure que le Juge l'attaquait il se concentrait sur les mouvements et parvenait à se dégager. Il devenait clair que ce dernier ne nourrissait pas de sentiments malveillants ou agressifs à son égard. Car s'il avait voulu en finir, il eut été grandement facile pour lui de le briser. Il se remémorait avec crainte la manière dont il avait pulvérisé ce pauvre buffle géant. Alors quoi ? Au bout d'une heure sans pause le Juge décida de se calmer et observant la lumière dit d'une voix monocorde teinte de noblesse : « Tu peux te reposer. » Rolann s'écroula, les bras et les jambes raides. « Pourquoi m'attaquer ainsi ? Nous ne nous sommes même pas échauffés. Que cherchez-vous ? »
Le Juge ne le regarda pas. Mais il répondit tout de même. « Pendant que tu étais occupé à parer mes attaques as-tu pensé à la peur ? As-tu été bloqué ou paralysé ? Non. Pourquoi ? Parce que si tu n'agissais pas tu serais mort. C'est l'exact contraire de ce que tu as ressenti face à Sôra. Tu aurais dû bouger, frapper si prodigieusement que ton corps se serait senti plus fort. Au lieu de cela tu t'es enfoncé dans la crainte. La peur est comme n'importe quel sentiment. Elle grandit à mesure qu'elle s'installe dans ton esprit d'abord. Dans ton âme ensuite. Tu dois apprendre à la contenir et à l'affronter. Il y a plusieurs façons. Celle que je t'enseigne consiste à agir avant d'en être l'esclave. Quand tu auras compris cela, nous passerons à un stade plus avancé. Pour l'instant je dois t'éduquer. Tu vas devoir désapprendre tout ce que tu sais. Je vais te polir, te remodeler. » Rolann recula, effrayé. « Me conditionner en quelque sorte? Je ne suis pas un... » Il ne put finir sa phrase. Le poing du Juge s'enfonçait dans son thorax. Il voyait un animal d'une souplesse et d'une puissance écrasante foncer sur lui et le dominer. Le frapper, le projeter. Il ne pouvait rien concéder d'autre que se protéger. Les moindres mouvements qu'il tentait pour s'exprimer se retournaient contre lui inexorablement. Il commençait à se demander s'il apprendrait quoi que ce soit et surtout s'il supporterait ce rythme. Trois heures plus tard, plus mort que vif, il put s'asseoir. « Tu vas manger. Moi aussi du reste. Nous verrons si tu tiens jusqu'à ce soir. » Et ils mangèrent...
Cette fois Rolann prit grand soin de ne pas se remplir autant que le matin-même. Il ne voulait pas se retrouver lent, le moindre faux pas entraînerait des douleurs substantielles. Il lui fut permis de dormir une heure. Ce qu'il n'eut pas de mal à faire. Il ouvrit l'œil quand un sceau d'eau lui fut lancé au visage. Trempé il se tâta instinctivement puis reçut un coup de poing en guise de réveil. Les suivants il les para non sans mal. Ses vêtements mouillés l'empêchaient de bien se mouvoir. Mais il se concentra plus prestement que la première fois. Il apprend vite, pensa la Juge. L'exercice s'étala jusqu'au soir. A la fin Rolann n'était plus que lenteur et douleur mais il tenait debout. Le nécessaire besoin de se protéger l'emportait sur la fatigue. L'instinct de préservation... Alors Qinn Loguard stoppa toute attaque. « C'est fini pour aujourd'hui. Tu peux te relaxer. Profite de la rivière. » Rolann baissa sa garde et s'écroula. Il s'endormit comme cela. Au beau milieu de la nuit, s'éveillant et rampant jusqu'à la masure, il se rendit compte que le Juge avait mangé, s'était couché. Il lui restait un fond de ragoût et des miches de pain. Il enrageait... Mais il fallait se changer puis descendre se baigner dans la rivière pour laver toute la crasse des combats de la journée passée. En descendant il se rendit compte à quel point la Lune brillait puissamment. Il fut conquis par la beauté de cette île, cette forêt incroyable, plus irréelle que le plus improbable des comptes pour enfant. Et ce monde ! Son histoire aussi, qu'il traçait au gré de sa volonté.
Décidément il ne regrettait pas d'avoir été emporté par cette vague sur la plage de Kotobi. Non il ne regrettait rien, même s'il ne l'avait pas choisi. Shun pensait-il la même chose que lui ? S'entraînait-il ? Se perdait-il dans les bras complices d'une quelconque prétendante...? Peu importait. Lui en revanche, deviendrait plus fort. Pourtant à quoi rimait tout cela ? Le Juge se contentait de frapper. Il n'apprenait rien de substantiel. Aucune technique, aucun pouvoir nouveau. Si vous croyez que je vais supporter ça indéfiniment... Le temps de finir ses ablutions et déjà il fallait penser à remonter. Quand il s'approcha de la rive il sentit quelque chose bouger dans l'eau. Une ombre noire il l'aurait juré. A gauche ? A droite ? D'en bas ! L'ombre apparut et le frappa de toutes ses forces. Il para de justesse. S'il n'avait pas passé la journée à cela il n'aurait pu sentir ce coup arriver. L'ombre bougeait trop vite. Il fut cogné à trois reprises sur ses flancs avant de pouvoir riposter, mais dans le vide. L'ombre commandait à l'eau. Il reçut de plein fouet une tonne d'eau. Il se débattait comme il pouvait mais ne respirait plus. Au fond du liquide incolore on le battait férocement. Il mourrait. Il étouffait... Puis il se retrouva sur la berge, haletant mais vivant. Tout autour, le calme. Comme s'il avait rêvé. « Un songe... » Plus vrai que nature. Pourtant en ravalant sa salive un franc gout d'eau douce mêlé à du sang. Qu'est-ce que tout cela pouvait bien signifier ? Le lendemain il se leva plus tôt et mangea non sans mesure. Prêt à en découdre il attendit que le Juge attaque mais rien. Cela dura une bonne trentaine de minute.
Il se décida enfin à s'exprimer. « Vous méditez toujours ? On fait quoi aujourd'hui ? » Le Juge répondit aussitôt qu'il ne méditait plus depuis un moment. « Alors pourquoi ne pas m'attaquer ? Qu'attendez-vous ? » Le Juge répondit qu'il n'en avait nullement besoin. Rolann ne comprenait plus. « Je t'attaque pour que tu sois prêt. Si tu l'es cela ne sert à rien, tu es déjà en condition. Tes peurs ne préviennent pas lorsqu'elles surgissent. Tu dois t'adapter, il en est de même avec mes attaques. Hier soir tu t'es fait avoir par le démon. Et tu as perdu n'est-ce pas ? » Rolann n'en revenait pas. Comment le savait-il ? « Tu as perdu ? » Rolann acquiesça. Le Juge lui expliqua que le démon matérialisait les craintes sous leur forme la plus pure. Avait-il reconnu son adversaire ? Rolann répondit que non. Qinn Loguard commenta alors : « Il est encore tôt. Il nous reste quelques jours. Nous en profiterons pour... » Ce coup de pied là, Rolann ne s'y était pas attendu. Mais cette fois-ci il pensait comprendre. Il ne se plaignit guère et para les frappes et autres attaques du Juge. Même, il commençait à entrevoir des moments pour répondre. La douleur demeurait, mais son esprit restait concentré. Il ne se faisait plus que difficilement prendre de court, même si les frappes puissantes du Juge le détruisaient toujours. Le soir arriva. Cette fois, au lieu de s'effondrer, il claudiqua jusqu'à la masure et se changea. Il mangea un peu et s'endormit dan l'odeur rance de la graisse. Au milieu de la nuit il s'éveilla. Il voulait descendre à la rivière. Pourtant la peur s'empara de lui. Et si le démon apparaissait ? Et s'il mourrait ? Et, pire, s'il perdait... ? Mais l'entraînement du Juge remonta. Il fallait agir avant que la peur ne gagne du terrain. Alors il se leva puis se rua à la rivière. Il plongea dans l'onde superbement claire, reflet de l'univers alentours. Au bout d'un moment une torpeur s'empara de lui et il aperçut l'ombre. Comme la nuit d'avant elle bougea dans l'eau frémissante et fonça. Il put parer les coups mais à aucun moment il ne prit l'ascendant. Pourtant une ouverte et il s'engouffra dans la garde de cette ombre couleur pétrole...
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Le Pacte du Roi Livre I
FantasyQuelque part dans ce monde, sur la plage de "Kotobikihama" au large de Kyoto, Rolann et Shun s'affrontent au travers d'une violente joute verbale révélant les non-dits douloureux des années passées. Nous sommes en 2011 et le pays du soleil levant v...