CASSANDRA I

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Folle de sœur ! Ne pouvait-elle comprendre ? Ne voulait-elle pas saisir à quel point il était important de rester au sein de la mère patrie ? Au sein de l'empire ? Quid de ce qu'il adviendrait de leur réputation, de sa réputation si cela s'éventait ? Et de toutes les manières, cela se saurait. Il fallait qu'elle soit bien sotte pour croire que l'empereur, leur père, laisserait pareille folie arriver. Pourtant, Eleanor avait certes su démontrer plus que de la détermination, elle s'était montrée digne du sang de Victor par sa volonté d'acier. Dans un sens Cassandra s'avouait en être fière. Mais sa tendance naturelle à protéger sa cadette l'emportait sur tout. Elle se dirigeait depuis quelques minutes vers l'est de Kimôto. Dévalant les escaliers blancs splendides, nombreux de marches et de planes élancées dominant les eaux devant la ville basse, elle s'était retrouvée bien vite sur la côte. Là le navire d'or et d'opale, de bleu ciel aux armoiries du Lion l'attendait. A sa seule vue elle retrouvait les sensations de son cher pays, de sa nation. Cela était bien suffisant au vu de tout ce qu'elle venait de traverser. Mon pays... Tout à coup plus forte elle décidait que rien ne la dérangerait plus jusqu'à son retour à Oldon. Et puis il fallait retrouver Ivory la reine-mère, lui parler, lui expliquer. Elle voyait de là son sourire absent et sa mine figée dans le mutisme de ceux qui règnent depuis trop longtemps. De ceux qui ont tout vu, tout entendu et qui riches de ces éternels recommencements ne prennent plus le temps d'une écoute honnête tant l'histoire se répète. Pourtant elle savait que sa grand-mère saurait quoi faire. Et dès lors, s'en remettre à son immense sagesse la remplissait d'espoir. Jeffrey l'accompagnait, tendu, disponible, concentré... Neil flanqué de Phybraz, prêts aussi, suivaient à quelques mètres. Elle n'arrivait pas à les dominer, à leur commander. Cela, elle ne l'acceptait guère. Comment osaient-ils résister ? Mais il fallait attendre. Après tout une fois dans l'empire les occasions ne manqueraient pas de leur faire ressentir profondément ce qui les différenciait : le sang. 

La coque métallique forgée du navire, aux arrogantes lignes dorées s'élançant sur les flancs, s'exprima dans la longueur de la rampe d'accès. Après avoir vérifié que tout fut en ordre, Jeffrey s'écarta laissant Cassandra prendre la tête. Plus haut attendaient la main contre le cœur et les talons serrés, au garde à vous, le capitaine de vaisseau et les membres les plus importants de l'équipage. Saluant à son passage elle ne daigna pas même rendre le tiers de cette dévotion. « Nous partons sur le champs ! ». « Bien, votre altesse impériale. » Elle le fusilla du regard. Elle fut tentée de lui rappeler qu'elle était avant tout un général d'armée, qu'elle portait pour ses hauts faits d'arme le titre de dominateur des provinces de l'est mais elle préféra se taire. Après tout il fallait que Neil et Phybraz comprennent à quel point ils étaient différents, à quel point leurs familles ne souffraient la comparaison. Et alors que le son des talons soutenant ses cuissardes sur le sol lisse du vaisseau annonçait sa présence dans l'immense espace, un bruit sourd enveloppa tout le bâtiment. Qu'était-ce ? Puis un deuxième, puis un troisième. Alors tangua l'équilibre et la moitié des hommes tombèrent. Cassandra s'agrippa à Jeffrey qui, lui, tenait fermement la poignée d'une porte attenante. Se retournant vivement elle perçut Phybraz inquiet et Neil aux aguets. Ses yeux de faucons s'étaient éveillés... Elle connaissait parfaitement ces yeux-là. Tous les soldats de l'empire les connaissaient. Et ils ne s'éveillaient que si un combat approchait. Elle s'époumona : « Neil, Jeffrey, sortez vous rendre compte de la situation. Capitaine nous partons immédiatement pour la passerelle. » Une fois dans la zone de commandement Cassandra crut qu'elle allait défaillir. Qu'était-ce que ce tableau surréaliste ? 

Devant ses yeux et par-delà le vitrage curviligne en face d'eux, une myriade d'aéronefs noircissait de leur présence le ciel normalement bleu des îles du Pacifique. Du noir le plus sombre, surhaussé de lignes dorées et bleu nuit, l'on eut dit un négatif des couleurs de l'Empire. Elle pensait être au bout de ses surprises quand elle le perçut. Le superbe vaisseau de classe Angel, mais lui aussi tout de couleurs absentes, tout de tons obscurs. Quelle froide beauté... Il lui fit penser aux plans de l'Exelus, en phase d'étude à ce moment-là à Victoria. Comment un tel joyau, fleuron de la fière marine victorienne pouvait évoluer devant elle, libre dans l'air et poste manifeste de commandement de ce qui ressemblait à une armée vêtue de noir... Ses yeux écarquillés et incrédules se dilataient d'étonnement : Comment ? Puis alors qu'elle réfléchissait le capitaine de vaisseau, Basile Snoweyes, hurla des ordres impétueux : « Enclenchez les manœuvres d'échappement, que les soldats se regroupent sur le pont pour empêcher les assauts au corps à corps, armez les canons à bâbord ! Nous devons échapper à ce piège et ramener la princesse Cassandra ! » Tous répondirent de concert : « Oui Capitaine ! » Cassandra n'y croyait toujours pas. Il fallait pourtant réagir. Instinctivement elle mit la main à l'épée victorienne qui toujours protégeait son flanc gauche. Puis elle ajouta : « Avant de partir nous allons bouter hors de ces eaux ces criminels inconscients ! Pour l'empire ! » Basile aurait voulu éviter de s'éterniser en combats inutiles. Pourtant devant le général des armées de l'est qui enfin reprenait le dessus il ne pouvait que s'incliner. Et puis cela le rassurait. Cassandra n'usurpait pas ses titres, tout le monde le savait... 

Les combats duraient maintenant depuis plus de dix minutes. Le pont du vaisseau victorien de classe Leo, le Lion II, s'était transformé en arène de lutte, une véritable palestre. Partout l'on se battait, l'on s'affrontait à l'arme blanche essentiellement. Mais aussi à main nue et quelques-uns possédaient des sortes de pistolets à percussion, en bois et présentant un chien métallique. Peine perdue pour les utilisateurs du Pouvoir ou de la Vertu mais l'immense majorité des soldats n'étaient pas initiés à ces hautes voies spirituelles... Neil sortait. S'affranchissant de la rampe, il avait sauté du pont sur le sable de la plage. Ses yeux bleus se voyaient devenus gris... Il cherchait une proie. Et en trouva plus que de raison. Accompagné par les quelques hommes qui l'avaient suivi il essayait de contenir l'avancée des assaillants sur la plage et se battait pour défendre ce qui désormais devenait le front Est. En infériorité numérique, il devait abattre entre trois et cinq hommes pas assaut. Son épée sortie, SilverHawk tailladait tout ce qui s'approchait. Phybraz lui aussi avait mis main à l'épée et désormais armé de ScarletNeedle, l'épée légendaire de la famille d'Arlénon, il étonnait les militaires quant à ses talents de bretteur. Ils oubliaient que pour les clans anciens de Victoria, un Chevalier restait un Chevalier, homme d'arme ou non... Il fallait protéger le vaisseau. Cassandra n'y teint plus. Se débarrassant des hommes qui essayaient bon gré mal gré de l'empêcher de passer, elle gagna le pont, écrasa les assaillants drapés de noirs uniformes. Lion Heart, son épée, prouvait à qui ne l'avait encore comprit le niveau de l'escrime victorienne. Sa chevelure de feu auburn, son uniforme blanc aux liserés dorés, ses cuissardes d'or et de safre, sa cape orpiment volant sur le champ de bataille. Une lionne dévorant ses frêles adversaires. 

Autour d'elle une mare de sang commençait à se répandre. « A moi Victoria, pour l'Empire ! » A ce cri, les soldats victoriens se rassemblèrent autour de leur princesse et général. Un bloc infranchissable. Et lorsqu'un assaillant tirait, armé de ces pistolets au canon long boisé et ciselé, un soldat mourrait, s'effondrant en hurlant le nom du général de l'Est : « Cassandra de Victoria ! » Un, puis deux, puis trois ? Cinq hommes moururent ainsi. Cassandra s'indigna : « Il suffit ! Laissez-les-moi. » Elle devenait folle, ivre de rage et d'indignation elle sentait son sang bouillir, l'envelopper d'une aura terrible et dévastatrice. Autour d'elle l'atmosphère sembla devenir plus dense, plus humide. Ses yeux rougis par la haine la consumaient. Son arme s'étira jusqu'au ciel, puis elle fendit la masse noire. Elle coupa et découpa. Les bras qui tenaient les pistolets se délièrent des corps et des mains orphelines tombèrent dans un bruit sourd innommable. Les hommes lâchaient des râles gutturaux à faire pâlir une porcherie égorgée. Jeffrey arriva à ce moment-là ! Ce qu'il vit l'effraya : Cassandra exécutait dans un plaisir évident tous ceux qui barraient le chemin de sa démence. Une déesse guerrière. Le sang de Victor s'était éveillé. Il fallait en finir. Le pont ressemblait désormais à une rivière ensanglantée. « Princesse ! Général ! Il nous faut reprendre le contrôle et... » Il croisa son regard perdu. A bien y voir effectivement, il n'y avait plus vraiment d'ennemis et ses propres hommes reculaient, tétanisés par la terreur. Elle se calma. La lionne s'exprima : « C'est cela la guerre ! Nous sommes sur un champ de bataille, du nerf soldats ! » L'attaque s'était calmée. 

Mais en s'autorisant un répit et un coup d'œil périphérique elle comprit à quel point ses dires s'avéraient exacts. Plusieurs vaisseaux de classes différentes attaquaient la côte paciféenne. Et l'incroyable de cette situation provenait du fait que traditionnellement, pendant la période de l'Épreuve, tous les états du monde se lovaient dans une trêve circonstancielle acceptée. Cela depuis les temps immémoriaux. Depuis Raddam Céther et Damacus Lence jamais l'on avait rapporté que qui que ce soit osa rompre l'équilibre de la trêve... Pourtant une armée obscure aux armoiries noires s'emparait devant elle de la plage de Kimôto. Elle reconnut les couleurs des différentes instances présentes. Au Sud des combats elle identifia des Magistères et des moines-guerriers, aidés par des draguiens. Au Nord et à l'Est les troupes de Neil grossies par des paciféens. A l'Ouest la marée noire s'enfonçait dans le cœur de la ville, Magistères et bonzes, draguiens ou irésiens, tout ce que l'île comptait d'étrangers alliés devait participer à la résistance. Quelle vision au-delà de ses rêves ; de ses cauchemars plutôt... 


Le Pacte du Roi Livre IOù les histoires vivent. Découvrez maintenant