SHUN

19 5 0
                                    

Il ne voyait plus personne. Le monde ne comptait plus. Amis, maîtres, paciféens... Plus rien ne l'intéressait, plus rien n'avait de goût, de saveur. Seul le souvenir douloureusement fort, la certitude affligeante de la perte de l'être aimé. Jamais il n'avait donné son cœur. Jamais il ne s'était livré, ne s'était laissé aller à la fragile ouverture que signifiait d'aimer. Pourtant là, dans ce monde qui n'était pas le sien, dans cette ère dont il ignorait jusqu'à l'existence tangible il l'avait donné ce cœur. Et on la lui arrachait. La providence... Traîtresse ombre souriante qui désormais le narguait. Le destin. Vil et fuyant. Voilà ce qu'il ressentait, voilà ce qu'il vivait. Et dans un silence de circonstance ils avaient tous essayé de le réconforter. Maladroitement. Comment pouvait-on espérer ne pas l'être dans pareille situation ? Il avait fallu assister à nombre de funérailles. Certaines pour les disparus, d'autres pour les âmes désormais défuntes. Rolann... Lui aussi le trahissait en se dérobant. Était-il mort ? Fait prisonnier ? Suzan aussi restait introuvable. Il ne pouvait le croire... Le seul être qui le rattachait à son passé, au miroir de son monde, celui qu'il avait combattu et dont l'insupportable rivalité lui rappelait d'où il venait. Celui-là n'était peut-être plus. Comment ne pas maudire la fortune ? Qu'avait-il fait ? Méritait-il cela ? Pourtant au fond de lui, quelque chose le poussait à considérer que oui. Il devait payer pour quelque chose. Un jugement divin s'abattait ... Il ne pouvait en être décemment autrement. Izumi ne brûlerait pas. Et, malgré l'affliction, il en était aise. Il ne pouvait se résoudre à voir son corps se consumer, devenir cendre comme celui du Doyen Omi Taajukei. A la surprise prononcée de ses maîtres, Izumi avait rédigé un testament. Elle y stipulait qu'elle souhaitait, s'il advenait qu'elle disparût, être enterrée au sein de la forêt des dalles. C'est donc devant le rocher de la Clarté qu'elle fut ensevelie. Shun n'exprima là encore aucun sentiment. Comme si sa nature froide, distante, désintéressée et lointaine avait repris le dessus. Ou plutôt comme si elle s'était affirmée, muée en quelque chose de plus profond, de plus houleux, de moins avouable : il haïssait ce qui l'entourait. 

Oh et puis non... Il se haïssait. Éprouver autant de remords sourds, être incapable de se reprendre, cacher ses larmes et ses nuits de pleurs... Ses yeux absents se levèrent et il croisa le regard dur d'Arthulian. Que pouvait bien penser le maître ? Tout à coup il eut l'impression de sortir d'un songe. Il remarqua les tenues noires. Le nouveau Doyen Gaies Heavystone, la médecin-Magistère Serenity Teva, son propre professeur Arthulian, le dénommé Milo Acerbo, Khlea Summerset et tous les autres Magistères qu'il connaissait moins. Tous étaient là et tous avaient assisté aux nombreux enterrements de l'île. La famille d'Izumi mortifiée s'abîmait dans un chagrin lourd de silence. Shun n'acceptait tout simplement pas la situation. Pourquoi ? Pourquoi perdait-il la femme qu'il aimait, celle à qui il s'était promis sous le ciel étoilé des songes colorés de la fête du printemps ? Celle enfin qui avait réussi à enflammer son être, sa givre nature, celle qui l'avait même détourné d'Eleanor... Eleanor. Cette dernière voguait désormais pour Victoria. Elle avait tenté en vain de lui parler, de le résonner : « Mais réveille-toi Shun ! Reprends-toi. Tu ne peux décemment continuer sur cette voie-là. Tu n'es pas l'homme que j'ai sauvé des eaux, celui que j'ai trouvé sur les berges de l'île... Je refuse de te regarder ainsi. Penses-tu qu'Izumi voudrait de cela ? Penses-tu qu'elle accepterait de te voir te mettre dans cet état ? » Suite à cette condamnation légitime il l'avait fustigée : « Mais qu'en sais-tu ? Qui penses-tu qu'elle était pour moi enfin ? Ne t'avise plus jamais de te mêler de ma vie. Plus jamais !» Eleanor se voyait désolée. Elle ne savait que trop ce que ressentait Shun. La perte d'un être cher, elle l'avait vécu elle aussi. Mais seulement elle vivait mal le spectacle de ce jeune homme si noble, si droit, si austère, se murant au sein d'un mutisme tourmenté. Alors elle déclara sans far : « Je te croyais autre Shun. Est-ce là toute l'étendue de ta fierté et de ta détermination ? Est-ce là tout ce à quoi je pouvais m'attendre ? Izumi s'est-elle sacrifiée pour que tu deviennes un lâche ? » 

Le Pacte du Roi Livre IOù les histoires vivent. Découvrez maintenant