ROLANN III

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Il se retourna inquiet. Regarda à gauche comme à droite mais rien. Personne. Il devenait fou. Quoi qu'il advint il devait agir. Alors il s'aventura sur la roche ciselée et descendit à flanc de paroi, tâtant de ses mains le granit et de peur rasant du dos la masse rocailleuse. Une fois au plus bas, il observa non sans frayeur le chemin parcouru et ressentit une sorte de contentement. Comme si cette courte épreuve s'avérait auréolée de victoire. Alors, non sans s'imprégner de la nuit noire et de l'astre qui irradiait plein de force, il se dirigea vers l'homme au manteau blanc de lumière sous l'éclat lunaire. A quelques mètres ce dernier, sans arrêter ses mouvements, l'interpella : « J'ai cru que jamais tu ne te déciderais à descendre jeune homme. Où est donc passée ta fierté de draguien ? » Tout du long, il avait donc été observé... Il rougit de sa bêtise, de sa pleutrerie. « Vous avez donc tout vu ? » Le maître frappait, durement, sèchement dans le vide sans le regarder. Rolann entendait le souffle puissant de son aura qui rythmait le moindre mouvement, la plus petite ondulation. « Tout je ne sais pas. Je t'ai senti en tous cas. Et en toi cette nuit, je ressens beaucoup de questionnements. Un féroce déséquilibre. » Rolann acquiesça en regardant le sol. Terre et herbe huileuse de vert. Le vent soufflait chaud. Le ciel clair paré d'une multitude d'étoiles et lui, répondant bêtement à ces questions évidentes, convenues. Il voulut s'exprimer mais les mots ne venaient pas. Il s'esquissa à articuler : « Je... Juge Loguard je... » Le temps de chercher sur quoi rebondir il ressentit une violente douleur dans l'abdomen et s'affaissa. « Debout draguien ! Est-ce là toute ta hargne ? Où est le sang bouillant de nos ancêtres ? Où se cache ta détermination flamboyante ? Es-tu réellement un descendant de la race de Radham Ceter ? » Radham Ceter... 

Il avait entendu parler du draguien mythique. Légendaire guerrier de feu et protecteur de ce monde. Dans l'antique histoire seul Damacus Lence avait pu lui tenir tête. Ce monde leur devait d'ailleurs le salut et la création des Neuf Pays, chacun de ces pays ayant été légué aux généraux les plus proches de ces deux géants des temps anciens. Ces deux hommes, chacun s'accordait à le dire et à le rappeler, incarnaient les héros qui avaient sorti le monde de l'Ère Sombre Archaïque. Rolann doutait qu'ils aient jamais existé. Cela lui rappelait volontiers les mythologies de son propre monde et s'il en croyait ce que lui avait soufflé Irneh, cela se passait près de cinq mille ans plus tôt. Autant dire une éternité. Pourtant les draguiens juraient encore par Radham Céter, le premier guerrier, le conquérant embrasé! En se relevant il se crispa et étreignit fermement son abdomen. Depuis quand n'avait-il ressenti pareille douleur ? Au moins depuis les enseignements de maître Chomei Tanaka. Le Juge de Menez Draguan l'observait de toute sa stature, de sa hauteur écrasante : « Si c'est cela ta force, si c'est là ta détermination à devenir Juge alors crois-moi petit, il vaut mieux renoncer et tout de suite. A Menez Draguan la faiblesse n'a pas sa place. » Rolann leva ses poings tremblants. Il fallait réagir. Devant lui l'homme qu'il admirait certainement le plus et qui pourrait peut-être le guider. Il devait se montrer digne. Il essuya une nouvelle frappe. Cette fois en pleine nuque. Il s'écroula. D'où provenait cette vitesse tout à fait anormale ? Il ne parvenait pas à lire les mouvements de son adversaire. Jamais il ne s'était senti aussi dépassé. 

C'était comme subir de plein fouet une pluie d'éclairs. Il se voyait désarmé. Devant lui ces yeux dorés et imperturbables de félin, ce masque presque réel et cette impuissance. « Si tu cherches la force du vainqueur il va te falloir plus de courage Rolann. Montre-moi ta volonté de combattre ! » Il tombait pour la seconde fois, et pour la seconde fois se relevait. Il amorça une attaque. Mais ses entrailles le paralysaient de douleur, son esprit embué par les coups. Le juge le balaya d'un coup de pied. Il gisait le visage dans l'herbe épaisse. Le Juge ne commenta plus. S'en retournant -satisfait ou déçu qu'en savait-il ?- il se dirigeait vers les escaliers de roche. Rolann s'abandonnait à sa léthargie. Il lui fallait dormir, partir, ne plus souffrir. Pourtant un visage éveilla la rage en lui, l'inacceptable regard de l'autre, la conscience qu'encore il serait laissé pour compte au profit de ses pairs. Ça jamais... Plus jamais ! Il pouvait trouver là sa chance, et sa chance il devait la saisir. Je dois me battre. « Je ne les laisserai pas se moquer de moi, je ne te laisserai pas avancer sans moi Shuuuuuun ! » Au prénom égosillé plus bas le Juge se retourna. Il découvrit Rolann debout les poings serrés au bout de ses bras écartés. Ce dernier criait le prolongement du prénom qui l'obsédait : Shun. Le Juge savait parfaitement de qui il s'agissait. Se pouvait-il que ce jeune homme le détesta au point de se nourrir de cette haine ? Non... Il s'agissait de sentiments autrement plus forts et épais. Autrement plus complexes aussi. Peut-être avaient-ils des liens de parenté ? Peu importait. Autour de Rolann il identifia nettement une aura qu'il connaissait fort bien. Cette teinte rougeâtre typique du sang de son sang. Léguée au fil du temps par ses pères et les pères de ses pères : l'usage de cette énergie présente partout et en tout que l'aridité de Menez Draguan teintait d'écarlate. 

Ces soubresauts perçus autour de Rolann lors du combat contre Hamyan. Eux autres draguiens  l'appelaient la Vertu. Mais peu importait le nom. Seul comptait la capacité à en user. Et là, sous ses yeux incrédules fallait-il le préciser, ce jeune sot s'éveillait à cette Vertu. Comme s'il avait fallu le pousser dans ses derniers retranchements et qu'il s'avéra dans un état émotionnel suffisamment extrême pour libérer les méridiens qui normalement contrôlaient les flux incessants d'énergie circulants au travers de son corps. Il ne maîtrisait manifestement pas ce nouveau pouvoir. Un moment Quin Loguard fut tenté de le laisser à son sort. Simplement pour vérifier si oui ou non il pourrait s'en sortir seul. Mais la raison l'emporta sur sa curiosité. Sans aide il finirait par périr incapable de moduler les interférences et les lésions infligées à son corps. Glissant plus qu'il ne marcha, il se retrouva très vite en face du jeune homme. Ce dernier s'énervait et ce sentiment créait des ondes circulaires tout autour de lui-même, si bien qu'une sorte de tourbillon d'air rougeâtre fluctuait alentour. L'imbécile, pensa Qinn. Mais un imbécile prometteur. Il frappa sèchement au milieu du corps, au niveau du plexus et Rolann s'endormit pour quelques heures, inconscient et évanoui. Qinn n'en croyait pas ses yeux de fauves. Comment diable ce freluquet avait-il réussi à se surpasser avec un tel niveau de connaissance et sa forme relative ? 

Fatigué, émotionnellement fragile en cette nuit d'étoiles, il s'était éveillé à la Vertu. Pourtant quelque chose n'allait pas, une infime évidence poussait le Juge à voir en cet événement plus qu'un simple éveil. Et puis la couleur vermillon de son aura trahissait une concentration beaucoup trop grande de la Vertu. Qu'était-ce alors ? Il lui faudrait surveiller ce jeune-homme. Il ne pouvait le laisser agir à sa guise, cela serait dangereux pour lui d'abord, pour ses amis ensuite. Et puis... Et puis cela faisait trop longtemps qu'il n'avait ressenti une telle excitation devant un élève potentiel. Se relevant il expira : « C'est décidé. Je vais te prendre comme étudiant personnel. A partir d'aujourd'hui tu seras mon disciple. J'espère que tu survivras... » Dans sa voix, aucune ironie palpable. Pendant un instant on eut dit qu'il projetait sur Rolann une sorte de protection paternelle. Puis, un peu comme pour infirmer aux yeux du firmament cette impression, il décocha un coup de pied violent dans les flancs de notre jeune ami : « Debout draguien ! Tu dormiras plus tard. Tu vas rentrer en tes quartiers et me retrouveras demain à l'heure où nos deux soleils s'élèvent. Je ne tolérerai aucun retard. Vas ! » Rolann désarticulé se leva et rampa sur ses spasmes vers les fameux escaliers de roche. Dans la douleur une certitude : le Juge le prenait désormais sous son aile. Peut-être pourrait-il enfin gagner force et vaincre Sôra. Peut-être aussi un jour, surpasserait-il réellement Shun...   

Le Pacte du Roi Livre IOù les histoires vivent. Découvrez maintenant