ELEANOR

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Eleanor s'admirait dans le miroir immense de son appartement. N'était-elle pas magnifique ? En tous cas le lui faisait-on comprendre. Dans sa robe d'un mauve d'églantine serrée à la taille, tombant en plis et légèrement enflée sous ses tissus elle avait tout d'une tulipe renversée. Ajustant ses cheveux auburn si clairs qu'on les eut dits roses au soleil, elle resplendissait de douceur et d'élégance. Talons d'une hauteur légère et collier ras du cou violet elle se considéra un moment et conclut qu'ainsi, elle pouvait sortir et se dévoiler. 

Quelle différence avec l'allure académique mais appropriée affichée à Kimôto. Le jour et la nuit... En quittant ses appartements elle marcha avec prestance et avec ce brin de fierté qu'elle ne pouvait s'empêcher de ressentir. Les gens s'arrêtaient sur son sillage et saluaient la main droite sur le cœur, penchés respectueusement. Elle ne les remarquait pas. Et puis on finit par la rattraper. Major Cleane tout d'abord, lequel possédait un bataillons de gens assez extraordinaire. Sans nul doute le plus généreux de cette demeure trop grande. En tous cas le plus alerte. 

Suivit, non sans qu'en-dira-t- on, un essaim de libellules s'égosillant à qui le mieux pour la servir : ses demoiselles de compagnie. Elle s'en serait volontiers passée mais ne pouvait s'y soustraire. Tant pis. Elle sacrifia donc une partie de la journée à se laisser suivre et à s'émerveiller des choses les plus triviales, les racontars les plus sots, les liaisons les plus insignifiantes... Quand elle sentit qu'on la laisserait s'échapper, de bonne grâce, elle prétexta une urgence et s'en fut. Soyons francs, elle prenait un malin plaisir à tromper son monde,  et particulièrement celui-là. Elle avait certes dû concéder quelques heures mais pouvait dès lors se concentrer sur ses véritables intentions. 

Encore quelques pas et la voilà qui faisait irruption dans le jardin des Althéas. Là les couleurs enivraient celui ou celle qui n'y était point préparé. Un arc-en-ciel floral s'exprimait avec rigueur, recherche, ordonnancement. Les tons s'avéraient cependant dominés par le bleu. Un bleu de mer, profond, puissant, éternel. Comme toujours elle trouva la personne qu'elle venait visiter assise devant les pieds-bleus, les plus hauts, les plus braves. Elle se faisait servir du thé et commandait sans modération un attroupement de dames d'un certain âge très concentrées. Les mêmes que les miennes, se dit-elle, mais dans quelques années... 

S'avançant doucement elle salua avec déférence présentant ses excuses pour le dérangement. Elle n'avait pas été annoncée. Sans un regard, même succin, la dame congédia sa cours. Les voilà seules à présent. « Et bien mon enfant. Que me vaut cette visite ? Vous êtes rare et encore plus rare votre souhait de me visiter. » Le ton était donné. Cette femme, elle en était certaine, ne pouvait s'exprimer autrement que par le commandement, la condamnation ou le regret. Des manières souveraines se dit-elle. Elle venait pour prendre conseil et aussi pour avouer sa réticence à rester dans la capitale. Heureusement avait-elle pu imposer de séjourner aux Althéas, et en cela elle remerciait chaudement sa grand-mère. 

Cette dernière ponctua la dernière phrase d'un « hum » condescendant et se tourna vers ses chères fleurs. « Viens-en donc aux faits petite et épargne moi s'il te plaît le cérémonial incontournable de la cours. » Elle s'exécuta. Voilà, elle ne voulait, ne pouvais plus vivre à Victoria. Elle suivait toujours un enseignement de qualité dans la République du Pacifique et s'enorgueillissait de résultats flatteurs. Pourquoi diable fallait-il qu'on la força à rentrer séant ? Son aînée, ses nombreux demi-frères et sœurs suffisaient amplement à représenter sur place la famille. À se tordre en réceptions, conciles et autres intrigues de façade. 

Pourquoi devait-elle revenir ? Ivory la contempla un long moment sans esquisser un son. Eleanor crut y déceler de l'empathie. Puis elle s'exprima d'une traite et sans pause. Elle devait revenir à la mère-patrie car il en avait été décidé ainsi. Parce que son père de même qu'un certain nombre de ses conseillers considéraient, à tort ou à raison, qu'elle ne pouvait décemment continuer à vivre et se former sur les terres de la seule puissance qui inquiéta vraiment l'Empire. « Mais la République et l'Empire sont en excellents termes ! Pourquoi cette prise de position soudaine ? » 

Elle aurait voulu ravaler sa témérité. Elle savait combien sa grand-mère goûtait peu qu'on l'interrompe lorsqu'elle prenait parole. Elle reprit néanmoins. « Et tu es partie depuis tellement longtemps que tu ne saisis pas que notre souverain pays est en proie au changement. Le vent de l'équité, d'une justice utopique souffle porté par nos propres fils. Par ceux-là même qui devraient renforcer et protéger notre aristocratie millénaire. Voilà le résultat du règne progressiste de William ! » La colère lui coupa quelque peu le souffle mais elle se reprit assez vite. « Dans ces conditions vois-tu il s'avère primordial que les gens bien-nés donnent l'exemple et solidifient quelque peu la position de la noblesse. Tu n'es pas la seule. Un nombre important de jeunes victoriens, surtout les nobles, rentrent pour parfaire leur éducation ou leur formation dans les Universités impériales, les meilleures du monde de toutes les façons. Je conçois que la fleur curieuse de la jeunesse veuille découvrir le monde mais l'âge adulte réclame un peu de cohérence petite... » 

Eleanor n'en croyait pas ses oreilles. Ce pouvait-il que la femme en qui elle voyait son dernier allié fut en réalité l'instigateur de son retour ? Non ! Elle ne pouvait s'être fourvoyée à ce point. Dans un sens sa grand-mère pesait lourdement sur un point : elle était partie depuis des années. Ces considérations lui échappaient. Devinant la tempête qui battait sous le crâne de sa petite fille Ivory, c'était son nom, dit avec une douceur insoupçonnée : « Bien que je soutienne comme tu viens de t'en rendre compte la décision de ton retour je ne l'ai guère orchestré. Tu le dois à... » « Ma sœur ! » 

Encore une fois Eleanor tranchait alors que son aïeule s'exprimait. Après tout faisait-elle ainsi montre d'un certain caractère et d'une intuition notable. Qualités appréciables pour tout ce qui provenait de son sang. Alors comme elle n'avait pas voulu le croire, obsédée à nier l'évidence, son retour n'était ni le fait de son père, ni celui de sa grand-mère mais bien le concours nauséeux de sa grande sœur : Cassandra. Un tumulte de sentiments se battant en son sein empourpra son faciès blanc de coutume. Et de ses beaux yeux bleus lavande des larmes de colères sillonnèrent ses joues. 

Ivory ne s'en émut point mais la gratifia de sa désapprobation quand à cette marotte ridicule qui consistait à rechercher à tout prix dans le Pacifique une liberté clairement chimérique. Lorsque l'on portait son rang, la notion de latitude s'estompait face à la seule qui compta : le devoir. Eleanor n'émit aucun commentaire. Elle touchait frénétiquement son collier d'or finement ouvragé, le nuage stellaire. Mais alors qu'elle prenait congé elle réfléchit avec tellement de conviction qu'Ivory crut discerner une phrase muette se cristalliser dans l'esprit de sa petite-fille. « La liberté ne me protégera jamais de ce clan tyrannique. La seule chose qui m'en affranchira c'est la force. »

Le Pacte du Roi Livre IOù les histoires vivent. Découvrez maintenant