SOPHIA II

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Pour la première fois depuis le début de cette journée magnifique elle sourit. Un rictus torve et insoupçonné que seul Elnath pouvait discerner. S'approchant il dit avec gravité : « Pensez-vous que tout ceci était nécessaire ? » Sophia assura que oui. Elle connaissait parfaitement sa fille et anticiper sur ce que pensaient les gens, c'était sa vie depuis son enfance. Elle serait de toutes les façons partie pour ces îles. Julia demeurait une bonne fille mais sans grand discernement sur le long terme et sur un certain nombre d'autres points. Afin de la contrôler et demeurer certaine de sa loyauté de même que de son dévouement il fallait qu'elle croie avoir choisi d'elle-même. Il fallait qu'elle soit persuadée également que lui donner cet aval restait une faveur. Derrière chaque faveur une promesse sourde.

Il serait toujours temps un jour de lui demander de l'honorer. Grâce à cela elle entrerait de bonne grâce sous la coupe du Juge Loguard et finalement demeurerait indirectement sous sa propre influence. Elnath contemplait cette femme qu'il connaissait et admirait maintenant depuis près de quinze années. Il ne put cependant réprouver une réelle amertume doublée d'une profonde empathie. Des pions... Sur le chemin escarpé et démesuré de votre ambition Sophia les hommes ne sont que des pions. L'ordre de l'Aurore, moi, votre fille, nous sommes tous des pions.

Cela faisait quelques temps qu'Elnath avait pris congé. Ah l'excellent ami. Toujours présent, toujours prêt à la servir. Un valeureux, un preux parmi les preux. Elle savait qu'en lui elle pourrait toujours se remettre. Peut-être ne le lui montrait-elle pas assez ? Peu importait tant qu'il la comprenait. Son dernier défi de la journée ne tarderait plus. Elle avait quitté la beauté fraîche du jardin et déambulait désormais au travers des hauts couloirs de pierre blanche de l'Ordre de l'Aurore. Plus précisément de son temple immense aux proportions déraisonnables et grandioses. Grandiose tout l'était ici. Hormis cependant l'austérité de la recherche picturale qui se bornait aux tons clairs et pâles.

Blanche ça oui ! Cette super-cathédrale d'élancées verticales qui s'étalait autant vers les nuages que sur la terre, concédant des ouvertes creuses, vitrées, béantes d'ombres et de lumières, s'habillait pour l'œil averti de blancs divers : opalin, plomb ou lin. Ci et là l'argile appelait l'albâtre. En fait c'était un chatoiement, mais comme toujours dans cet ordre, un chatoiement discret, muet et impavide... Pour chaque teinte de pierre une carrière. Au vu du nombre de tons l'on pouvait aisément se douter de la puissance de l'Ordre... La ville-état de Scimerhoma s'étendait à même la frontière de l'état militaire de Menez Draguan et du Royaume d'Iresfanëa.

Elle possédait le statut d'état autonome et indépendant. Par ailleurs sa situation stratégique lui permettait d'atténuer les tensions entre ces deux pays rivaux dont l'inimité s'expliquait en grande partie par le mépris certain de l'aristocratie iresienne pour tout ce qui n'appartenait pas au Royaume, c'est à dire à peu près tout. Vieil état, noblesse ancienne, distinguée, mœurs et ascension sociale rigides... Le strict opposé de Menez Draguan finalement. Pays où tout s'obtenait par le travail, le mérite au sein d'une mentalité abrupte et ferme. Scimerhoma, symbole du règne spirituel de l'église abritait le siège du très Saint-Père : le Priméarc de l'Aurore et son collège sacré : les Essentiels. Dans le reste des Neuf Pays officiaient ou étaient tolérés les ambassadeurs du très Saint-Père en tant que princes de l'Ordre : les Earcs.

Elle ne l'entendit pas. À peine put-elle le sentir. Le Magistère aux mille visages. Se retournant elle le glaça du regard. Il se pencha très légèrement et salua. Elle lui rendit ce salut. Ils s'observèrent pendant quelques secondes puis elle l'invita à la suivre. Marchant cote à cote ils évitaient ainsi qu'on les espionne de trop prêt. Les murs de Scimerhoma étaient loin d'être sûrs et les oreilles nombreuses dévoilaient facilement les moindres chuchotements. Après un bref tour d'horizon qui n'était qu'une entrée en matière Sophia demanda à son interlocuteur ce qu'il pensait du rôle de l'Ordre de l'Aurore dans ce monde et des relations qu'il entretenait avec les Neuf Pays.

Elle s'entendit répondre que toute existence avait un rôle à jouer, aussi infime soit elle. L'Aurore, comme on la dénommait simplement parfois, était utile. Le jeu d'équilibriste qu'elle entretenait entre Menez Draguan et Iresfanëa depuis des centaines d'années ne le soulignait que trop. Par ailleurs ses ramifications dans une grande partie du monde, en tous cas dans les Neuf Pays, contribuait à soutenir un haut degré de spiritualité. L'Ordre des Magistères ne pouvait que s'en féliciter. Nous y voilà, se dit-elle. Certes... L'Ordre des Magistères.

Que pensaient les Magistères des récents succès de Victoria et de l'acquisition de leurs nouvelles provinces ? Qu'en était-il du silence de Demetheria et du Pays de Jun ? Un nombre appréciable d'états voyait d'un très mauvais œil ces victoires armées. « Ici à Scimerhoma nous nous étonnons du silence des îles du Pacifique et du Haut Conseil... L'harmonie semble de plus en plus précaire». L'homme marqua un temps avant de reprendre sa marche. « Précaire... Est-ce la position de l'Aurore ou la vôtre ? » Arthulian n'y allait pas par quatre chemins. Le temps des circonvolutions s'étiolait. Sophia répondit que la sienne ne comptait guère, elle n'était qu'une humble servante de son ordre...

On lui fit la moue. Elle précisa cependant que si par malheur les temps venaient à changer il serait bon de pouvoir compter sur des amis... Peut-être l'ère sombre adviendrait-elle encore. Elle abattait ses cartes. Les Neuf Pays ne laisseraient jamais telle folie arriver, s'emporta Arthulian. Était-ce spontané ou calculé ? Elle reprit. Jamais dans l'histoire deux ordres aussi puissants et respectés n'avaient officiellement contracté d'alliance. Un rapprochement stratégique pourrait décider du sort de ce monde. Arthulian ne la contredit pas, cependant il souligna une mésentente majeure et inaliénable : sur le point doctrinal les deux voies semblaient quasi opposées.

Et que pouvait-on espérer de plus que l'essor du spirituel ? Une entente et une collaboration oui, comme cela se faisait depuis toujours. Mais une alliance... L'entreprise lui semblait hasardeuse. Sophia elle aussi s'arrêta. Il y avait sur leur gauche un jeu d'arcades ovales qui créait des galeries. La lumière venait terrasser la pierre, écartant ainsi son obscurité de sœur. « Voyez-vous cher Magistère, au-delà du spirituel il y a la souveraineté, l'exercice incontesté de la toute-puissance. » Il ne parut pas étonné le moins du monde. Les Magistères n'accepteraient jamais de revenir sur leurs principes séculiers. C'est alors qu'Arthulian fut témoin de cette vision presque effrayante. L'envoûtant du bleu d'acier le plus franc, le plus froid, elle lui rétorqua de ses yeux de prédateur: « Moi si. » Il recula d'un pas :

- Voulez-vous dire que...

- Vous m'avez fort bien comprise Magistère. Par ailleurs il pourrait en ressortir une aide substantielle pour vos recherches que nous savons du reste fort coûteuses...

- Bien... J'en informerai l'Ordre.

- Non mon ami. Vous en informerez le Haut Conseil. Dois-je préciser que je compte sur votre discrétion ?

- Cela va de soi...

Elle le gratifia d'un sourire qu'il savait éprouvant et se tût. Tout était dit. Il se permit cependant un petit écart à leur entretien. Tout cela lui faisait remonter des souvenirs bien lointains désormais. Il se pencha furtivement d'un air soucieux et se dévoila. Il semblait qu'après toutes ces années il était réapparut quelque part au nord de Demetheria... Les pupilles de Sophia prirent l'apparence d'orbes gelés.

- En es-tu certain ?

- Ce n'est qu'une information... Mais si cela s'avère exact nous le saurons bien assez tôt.

- Maudit !

Elle frappa le bout du fourreau de Providence sur le sol pur et il en résulta un son sec qui se répercuta dans tout l'espace. Moines et apprentis se retournèrent. Arthulian prit congé et Sophia demeura pensive. Il ne se mettrait pas encore sur leur chemin, elle ne le permettrait pas. Personne n'empêcherait sa vengeance. Arthulian en sortant du temple immense se sentit soulagé.

Non qu'il n'appréciait le mélange de finesse et de gigantisme de ce bâtiment plusieurs fois millénaire mais il préférait et de loin l'harmonie naturellement épurée tu Temple de l'eau à Kimôto. Sophia avait fini par le tutoyer. Évidemment. Comment ne pas après cette nouvelle ? Il soupira. S'autoriserait-elle un jour un peu de paix ? Oublierait-elle jamais cette revanche qui la rongeait ? Se touchant le cuir chevelu avec humeur il murmura : "Je te le souhaite en tous cas..." Sous ses yeux Menez Draguan en contrebas s'exprimait éternelle, baignée par la douceur lumineuse du printemps qui se réchauffe.

Le Pacte du Roi Livre IOù les histoires vivent. Découvrez maintenant