SOPHIA I

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Sophia recherchait désespérément sa fille. Où Julia traînait-elle ses guêtres? Dans quel guêpier potentiel se retrouvait-elle ? En tous les cas, pas auprès d'elle manifestement. Voilà ce que Sophia exécrait par-dessus tout : attendre. Elle ne supportait qu'assez mal ces petits moments de désagrément où son pouvoir se voyait mis en défaut. Effectivement personne ne pouvait l'informer quand à où se trouvait son engeance et cela elle ne le souffrait guère. En conséquence toute sa suite s'en voyait lourdement rabrouée. « Où diable a pu passer cette sotte ? Je dois être accompagnée pour assister à la dernière phase de l'Épreuve et c'est précisément à ce moment-là qu'elle choisit de se soustraire à votre surveillance, incapables ! » Diacres et prêtres accompagnant toujours les moindres de ses déplacements se tordaient et se contorsionnaient en balbutiements inaudibles. Qu'en avait-elle à faire de ces insignifiants ? Rien ! Pourtant tout de même s'ils n'étaient pas là ? S'ils n'étaient pas là... Et bien elle non plus. Elle le savait fort bien. Elle décida donc de se calmer. Et comme toujours ses remontrances s'évaporèrent dans un silence de glace. Habitude qui, comme tant d'autres, lui valaient le surnom mérité de Reine de Fer. Mais puisque Julia refusait d'apparaître enfin, lors même que ce monde bougeait, que Victoria se cabrait, que le Pacifique y contribuait, que Menez Draguan ou le Pays de Jun observaient opportunément, et que les autres terres de Cétherlence attendaient impuissantes que les grands se manifestent sur l'échiquier du pouvoir, alors tant pis pour elle ! Elle s'en irait, seule, assister à cette satanée finale de l'Épreuve et que personne ne la questionne sur l'état de sa fille. Fermement remontée elle décidait de rejoindre la lance d'or, aire des combats légendaires où cette compétition avait débuté quelques jours auparavant et qu'elle-même avait eu l'occasion, jadis, de fouler lors de ses héroïques combats d'antan... 

Que cette époque lui manquait quelques fois. Puis, le voile sombre de la vérité, l'éreintant souvenir de la trahison douloureuse. Les flammes et le temple s'effondrant. Silence. Rien ne s'évapora plus de sa bouche jusqu'à ce qu'elle rejoigne la Lance d'Or. Franchissant l'immense enceinte protégeant les combats millénaires elle ressentit une nostalgie profonde, tenace. Puis pénétrant sous l'immense haut-vent doré elle entreprit de gravir les escaliers. Dans son dos, la suite habituelle. Puis enfin, elle s'assit. Elle passa longuement ses doigts sur le rugueux et épais parterre des marches. Il suffisait de s'adosser pour en pénétrer la texture... Elle referma les yeux et expira longuement. Tant de tension mais à la fois tant de souvenirs. Que n'avait-elle l'occasion de remonter le temps ? Peut-être aurait-elle pu changer un certain nombre de choses. En tous cas modifier ses propres choix. Alors qu'autour de sa personne les moines-soldats ayant seuls le droit de s'asseoir près d'elle, en dehors d'Elnath bien entendu, ne cessaient de se roidir attendant qu'elle les gratifie d'un signe pour se détendre, elle perçut un souffle. S'en suivirent des mots lancés dans le vent : « Et bien chère Cardinal d'Auyn vous me semblez bien contrariée... » Qui ? Qui osait tant de familiarité ? Elle n'eut guère le temps de répondre que déjà l'homme poursuivait : « Il est vrai que l'époque ne se prête guère au relâchement. Les temps sombres ne sont jamais loin. » Cette phrase ! Celle qu'il préférait... Se pouvait-il que ? Relevant la tête elle observa deux secondes la silhouette avant de respirer. Un homme d'une trentaine d'année, brun et cheveux courts observait l'aire de combat sans la regarder. Il mâchouillait violemment un morceau de brindille en se grattant frénétiquement l'épaule. Un Magistère manifestement. 

Sa toge beige de sable le soulignait assez clairement. Elle se maudissait d'être aussi émotive en ce jour. Ce jeune Magistère semblait tout ce qu'il y avait de bien disposé et surtout, pour le moins peu dangereux. D'un geste elle commanda à ses hommes de se retirer dans quelque pénombre de surveillance. Puis elle s'installa aussi confortablement qu'elle le pouvait avant de répondre : « Certes. Les temps sombres ne sont jamais loin. Pourtant, et heureusement, cette ère s'en est affranchie. Nous y sommes pour beaucoup. » Le garçon continuait à mâchouiller son insupportable brindille. Qui cela lui rappelait-elle ? Ah oui... Will ! Toujours il grinçait et mastiquait ses immondes brindilles lui aussi. L'on pouvait dire qu'il avait bien changé depuis... Elle ne put s'empêcher de dévoiler un rictus léger. « J'ai bien connu quelqu'un qui mastiquait comme vous. Je déteste cela. Pourtant il n'a jamais voulu arrêter ! » Un petit temps passa puis le garçon répondit d'un ton monocorde : « Les hommes sont ainsi fait qu'ils ne veulent ni changer ni écouter. Mais nous possédons d'autres qualités ! » Il était vrai. Pourtant les hommes, surtout certains, elle avait de très bonnes raisons de leur en vouloir. Mais peu importait. Aujourd'hui annonçait la fin de l'épreuve et c'était tout ce qui comptait. Elle voulait profiter de ces moments pleins d'intensité et de liesse. Mais alors que s'avançaient les futurs combattants annoncés par l'un des maîtres de l'arène, le Magistère Gaies lui semblait-il, elle l'entendit répondre sans nuance : « Oui. Cette ère est une ère de paix mais pour combien de temps ? Croyez-vous que les peuples soumis le resteront indéfiniment ? Pensez-vous que tous aient à gagner de ces temps d'équilibre ? Et puis... Ne vaut-il pas mieux accéder au pouvoir pour construire nos lendemains plutôt que de rester prisonniers de nos passés ? » 

Elle ne fut pas touchée. Elle se sentit piquée au vif. La connaissait-il ? Non pourtant. Alors pourquoi ? Avant de pouvoir articuler ce dernier continua : « Avouez-le Cardinal d'Auyn, vous plus que quiconque vous cherchez ce pouvoir... Pourquoi, je ne le sais. Mais vous transpirez cette obsession, ce rêve fou. Allez-vous continuer à vous mentir ? » Il se leva et crachant sa brindille salua à la manière des gens du Pacifique : « Je dois vous laisser. Les affaires de la République me pressent. Cardinal... » Alors que de dos elle le voyait s'éloigner elle lâcha non sans mal: « Nous connaissons-nous Magistère? » Il fit tournoyer sa main droite dans l'espace sans se retourner : « Non pas ! Mais nous le pourrions si nous avions vécu dans la même ère ! » Il ricana et cette fois-ci, disparut pour de bon. Le pouvoir... Le pouvoir elle l'avait. Pourtant la proximité de ce garçon éveillait chez elle des choses qu'elle n'avait pas ressenties depuis fort longtemps. Le passé l'obsédait, mais il y avait des raisons à cela. Elle devait s'affranchir de ce qui s'était passé quinze ans auparavant, et même de ce qui s'était passé plus de vingt années en arrière. Tout à coup l'évidence se dessinait devant ses yeux grands ouverts : elle devait s'élever, aussi haut qu'elle pouvait, et régler ce qui la tracassait. Elle devait changer le fonctionnement de ce monde pour en perpétuer l'équilibre. Elle devait gagner assez de puissance et d'influence pour mener à bien son combat. Pour cela un seul fauteuil à viser : celui de l'Archiprêtre de l'Aurore ! Peut-être ce garçon s'avérait être un messager de la destinée. En tous cas, qui qu'il fut elle le remerciait. Il avait en quelques mots réveillé le plus important chez elle : l'obsession du pouvoir...

Le Pacte du Roi Livre IOù les histoires vivent. Découvrez maintenant