Sophia se rappelait avec émotion cette époque de formation et d'entraînement. Combien de fois avait-elle dû les secourir ces deux-là ? Une, deux, dix fois ? Elle ne pouvait véritablement le dire. Pourtant un sentiment réel de plénitude et de compassion se dessinait en elle à chaque fois que son esprit se baladait aussi loin dans le passé. Tout allait toujours bien à cette époque... En tous cas jusqu'à ce que les images ne soient plus celles chéries, bénies de ces heures sous les arbres tendres et baignés de lumières, sous les odeurs simples et puissantes des bois et des arbustes en tous genres. Parfois revenaient les flammes, les poutres qui craquent, l'odeur du charbon et de la chair calcinée. Grinçant des dents le regard mauvais elle se jurait de rétablir la justice. Et puis aussi, quand lui arrivait de revoir ces heures maudites de sa jeune vie, d'autres souvenirs plus lointains eux se greffaient aux précédents. Une foule informe toute habillée de blanc et de longues toges lumineuses. De longues coiffures droites et des cheveux fins. Des hauteurs... Les vents et l'altitude. Elle revoyait, ou plutôt ressentait, la pure profondeur des liens familiaux. Son clan. Et là encore le bonheur jamais ne durait. Le sang, les froides lames, les cris et les pleurs. Puis la peur, l'angoisse atroce de la mort qui rôde, proche, tellement proche...
« Dame Sophia ? Cardinal d'Auyn ? » Elle se retourna avec empressement et dû appeler toute sa maîtrise pour dissimuler son émoi. « Plait-il? » Un serviteur quelconque rampa plus qu'il ne marcha et annonça : « Monseigneur Adelfös tient à vous voir... ». Elle se leva et détourna le regard du verger qu'elle avait exigé lors de sa retraite au Temple de l'Eau. « Bien. Faites le entrer. » L'évêque Adelfös entra et ne dit mot. L'introducteur disparut en reculant les yeux face au sol et, les mains calmement croisées sur le torse, les yeux plus ou moins clos, il s'avança vers Sophia. Ses cheveux grisonnaient mais son visage conservait une étonnante jeunesse. « Vous semblez soucieuse... Puis-je en entendre la raison ? » Elle aussi affecta un regard convenu et clérical puis du coin de l'œil dit : « Tu vas longtemps jouer cette comédie ? Enfin il n'y a que nous ici ! » Il donna l'impression d'être aux aguets... « En es-tu bien certaine Sophia Justinia d'Auyn ? » Puis il rit et la prit dans ses bras. « Content de te voir Sophia ! » Elle enfouit son visage entre ses bras protecteurs et se confia : « Et moi donc ! Cela fait combien ? Trois ans ? C'est trop long ! Pourquoi diable ne trouves-tu jamais le temps de venir nous visiter à Phoexia ? Notre siège y est pourtant... Le très saint père serait enchanté de te voir. » Il rit encore. « Oui ? Et que fais-tu de tous ces scolopendres qui grouillent autour de lui ? Je suis mieux en tant que son homme, son ambassadeur en Déméthéria crois-moi. Bien que là-bas aussi, nous ayons notre lot de rampants... »
Il offrit un clin d'œil qu'elle lui rendit. Adelfös... Un ami fidèle doublé d'un véritable esprit. Et puis un irésien, fils d'une des plus grandes familles d'Iresfanéa. Elle prenait plaisir à le voir, à discuter, à échanger avec lui. Il lui sourit encore puis son visage devint plus grave : « Sophia mon amie je dois t'entretenir d'un sujet plus important que les facéties des flatteurs de l'Ordre de l'Aurore... » Elle se retourna et se perdit un instant dans ce verger qu'elle aimait tant. D'aucuns pensaient que son émoi venait du fait qu'elle le comparait à celui qui s'épanouissait, libre et vert dans sa propriété de Phoexia. Mais il n'en était rien. Au contraire... C'était précisément celui-là, ce petit bout de paradis au milieu de l'île la plus puissante du Pacifique, qui lui avait donné l'idée et le besoin d'en recréer un sur la terre brûlée de lumière de Menez Draguan. « Oui je sais » reprit-elle. « Déméthéria se positionne et veut contracter des alliances avant que le Lion victorien ne vienne frapper à ses portes... Croient-ils que quelques bouts de papiers signés empêcheront l'homme le plus puissant de ce monde d'assouvir ses rêves fous ? » Pourtant il le faut, sans cela ce n'est pas seulement Déméthéria mais aussi le reste des Neuf pays qui sombrera. Mais moi ? Qu'y gagnerai-je ? Comment sortir mon épingle de ce jeu de cour ?
Adelfös s'approcha d'elle et lui effleura la main. Non comme un amant, que du reste il n'avait jamais été, mais comme un ami, un frère. « Sophia. Je sais ce que tu penses mais crois-moi, pour l'heure tu dois t'oublier si tu veux un jour en tirer le meilleur parti... » Elle le dévisagea provocatrice : « Et toi ? Qu'y gagnes-tu ? Depuis combien d'années n'as-tu touché de femmes, perdu que tu es entre les bras de tes nombreux, trop nombreux amants ? Tu dois bien y chercher quelque chose pour en arriver à telle extrémité ? » Il lui lâcha la main et un rictus se dessina. « Nous y gagnons toujours quelque chose Sophia. La paix, l'influence, l'or. De grâce ne recommences pas. Je te connais ! » Et il avait mille fois raison. « Ad... » Il abhorrait ce diminutif mais seule Sophia pouvait en user. « Tu sais pertinemment que je ne peux me soustraire à mon passé. Écoute-moi plutôt. » Alors elle lui exposa sa manière de voir les choses. Elle devait consolider son alliance avec les magistères mais ces derniers semblaient trop occupés à équilibrer les résultats de l'Épreuve du Pacifique afin d'endiguer la tension avec l'Empire. Et puis... « Et puis tu t'es encore fâchée avec eux n'est-ce pas ? » Elle baissa les yeux, le regard coupable. « Je ne peux pardonner ce qui s'est déroulé au temple et tu es certainement la personne au monde qui me comprends le mieux. »
Il souffla avec douceur, compréhension : « Oui. Je suis certainement le seul qui t'ai accompagnée dans ces moments de douleur et de désespoir. J'ai partagé ta souffrance et je partage encore ta colère. Mais la vengeance ne résout rien. Crois-moi. Pardonnes et vis ta vie Sophia. Tu ne trouveras jamais la paix sans cela... » Elle trancha sans émotion,froide, digne de la lame de son épée providence : « Jamais je ne pardonnerai. C'est cette haine qui alimente le moindre de mes souffles. C'est ce désir de revanche qui m'aide à vivre. » Tout était dit. Elle reprit. « Au vu des dispositions actuelles des magistères je dois me tourner vers des assises plus solides... » Son ami à son tour la coupa : « Le triumvirat de Déméthéria est prêt à ratifier une alliance avec l'Ordre. Ils parlent même d'un pacte avec le très saint père... » Sophia parut étonnée : « Tu sais pourtant que notre chef spirituel ne tolère que de loin les frasques et le rythme de vie de débauche des archiprêtres de Déméthéria. Il ne pactisera jamais avec eux, quand bien même ils possèdent le pouvoir effectif du Pays. » Adelfös croisa négligemment les mains derrière le dos et observant à son tour le lointain du verger, attenant à l'espace de discussion, il murmura : « Certes oui. Mais notre très saint père n'est pas éternel. En ces temps difficiles qui sait ce qui pourrait advenir. Ils proposent un pacte avec le prochain chef spirituel du très respecté Ordre de l'Aurore. »
Les yeux normalement turquoise de Sophia parurent devenir bleu cendré. Tout à coup les choses devinrent cristallines de clarté. Sacré Adelfös... Quand avait-il compris ses véritables chimères ? Elle reprit : « Très bien. Réponds ceci à ces prêtres politisés de Déméthéria... Pour la paix et pour l'équilibre de ce monde, l'Ordre de l'Aurore... » Sophia choisissait un camp plutôt qu'un autre. Elle choisissait aussi ses propres intérêts à ceux de son Ordre. Pourtant dans le tumulte des luttes de stratégies entre ces clans, qui aurait pu dire ce qui s'avérerait juste ou non ? « Je choisis la paix. Et c'est une paix qui doit me servir. » Adelfös ne put s'empêcher de préciser ce que lui pensait : «J'aurai espéré que tu fasses preuve de plus de discernement et de sagesse Sophia. Je ne suis qu'un émissaire mais je vois les temps de douleurs qui se rapprochent... Vas-tu infliger au monde ce que toi tu as dû endurer ? Ne pouvais-tu refuser leur offre et prendre sur toi, courber l'échine pour une fois seulement et compter sur les Magistères ? Qui d'autre que toi peut se vanter dans notre ordre d'être aussi proche d'eux et...» Sophia se transforma, mauvaise : « Justement ! C'est cette proximité qui génère nos dissensions. Tu savais parfaitement quelle décision je prendrais devant telle proposition, ne sois pas injuste Adelfös ! » Il affecta un air contrit et se tût.
Puis reprit : « Je n'ai malheureusement jamais pensé un seul instant que tu ferais le bon choix. » Elle le perça du regard droit dans les yeux : « Le bon est affaire de point de vue. Ça aussi mon ami, tu le sais parfaitement. » Il sourit en hochant la tête. Ils discutèrent encore un moment d'autres problèmes plus conventionnels et Adelfös finit par prendre congé. Avant de partir il la gratifia d'une caresse sur la joue. La même que quand ils étaient enfants. Cet homme pouvait ne pas être de son avis, toujours le lien indéfectible d'Iresfanéa les unissait. Malgré ses recommandations elle ressentit un vif contentement quand il disparut. Une alliance avec Déméthéria, une promesses de pacte et le soutien de son plus proche ami. Peut-être finalement pourrait-elle tenir tête à Omi et Arthulian. Détendue, sereine, elle se fit apporter un excellent vin rouge, un vin victorien d'ailleurs, celui des terres d'Arlénon. Alors qu'elle portait le liquide âpres et puissant à ses lèvres elle crut discerner un chant mélodieux au dehors. Entrouvrant les vastes menuiseries de bois simples et austère elle entendit effectivement un chant plein d'ondulations et de promesses. Une ode annonçant le printemps, un chant de rossignol...
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Le Pacte du Roi Livre I
FantasyQuelque part dans ce monde, sur la plage de "Kotobikihama" au large de Kyoto, Rolann et Shun s'affrontent au travers d'une violente joute verbale révélant les non-dits douloureux des années passées. Nous sommes en 2011 et le pays du soleil levant v...