SHUN I

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Quelle insupportable douleur. Il s'éveillait peu à peu encore étourdi. Autour de lui le bruit des combats, le son des armes et des vies qui s'échappent. Comment diable en était-il arrivé là ? Et puis cela lui revint. L'affrontement, sa défaite, Sôra. Tout était allé si vite qu'il n'avait guère eu le temps de se préparer. Quelle puissance prodigieuse. Pour une raison inconnue le garçon du pays de Rokku lui avait laissé la vie sauve. Il devait retrouver les autres. Se venger... Il aurait l'occasion de lui faire payer. Pour l'heure il devait obéir aux ordres du Magistère Arthulian et rejoindre le front du Nord. Ce choc bizarrement le ramenait à son état originel : ce calme hivernal et réfléchi qui conquérait les uns, exaspérait les autres. En épousant les cheminements étroits et bordés d'arbres du plateau de l'île, ceux qui traversaient l'avant-place de la Faculté Universelle, il put observer à quel point les rixes devenaient violentes. La fatigue, la peur, l'irritabilité et la détresse gagnaient les belligérants. Si bien que chacun des camps frappait avec tout ce qui lui restait de vigueur. La débâcle était proche, il fallait se dépasser pour ne pas sombrer. Alors qu'usant du Pouvoir, comme le lui avait enseigné le Magistère Arthulian, il longeait dans l'ombre insinuée les affrontements, il se rendit compte de la teneur du conflit dans le centre. Une majorité de bonzes et de Magistères affrontait des soldats de Rokku. Une marée colorée de toges cyan, ardoise et crème contre une autre terre d'ombre, crème et cobalt. Ces commandants du Pays de Rokku portaient les traditionnels tissus amples, mais les leurs se voyaient parés de bleu. Quelle profusion improbable et étonnante de teintes. Le tout soutenu par l'acidité puissante du sang, de l'écarlate... Il devait avancer pourtant. Laissant derrière lui les chocs sanguinolents il ne put s'empêcher un regard inquiet vers les deux ailes immaculées de la Faculté Universelle. Quelle splendeur... 


Dans le même temps il tourna la tête en direction de la Lance des Dieux. Là encore il fut subjugué malgré l'imminence du danger par la superbe de ce ponton géant qui se jetait dans les cieux, pointé sur l'infinité de l'océan. Il n'avait pas le droit de laisser tant de beauté aux mains des envahisseurs. Il se devait de protéger Kimôto. L'île-cité qui lui avait donné une seconde chance, une vie nouvelle. Siège incongru de valeurs millénaires auxquelles il s'identifiait, dans lesquelles il reconnaissait tout ce que son propre clan lui avait toujours enseigné, le socle de sa culture. La lisière de la Forêt des Dalles. Il se remémora les premiers affrontements de l'Épreuve. Là encore. Il devait protéger ce souvenir, ces moments. A mesure que les arbres se rapprochaient le bruit du métal qui choque et des invectives des soudards : « Mais tuez-les ! Des mioches vous font reculer ? » Vision insupportable. Tetsuo gisait inerte. Eleanor et Hilda, à genoux, lui administraient les premiers soins en appelant aux sciences conjuguées du Pouvoir et de l'acupuncture. Izumi, Friederich et Sakura faisaient barrage de leurs corps les poings en action contre des manteaux sombres arborant ces traînées nuageuses azurées et cette infâme lune noire. Plus loin la fameuse Nadia, la louve de l'Oughor, secondée par ses hommes, luttait contre des soldats du Pays de Rokku. Shun accéléra. Se concentrant il inspira profondément et pénétrant dans le tas incohérent des combattants effectua une sorte de révolution sur lui-même. Ses membres supérieurs lançaient des frappes de la paume ouverte autour d'une sphère dont il était le centre, ses pieds se déplaçaient en respectant un dessin au sol imaginaire circulaire. De véritables ondes martiales. Quand il eut fini il ramena doucement son pied gauche sur le droit, et posant le talon fermement dans le sol expira de façon ventrale. Izumi et Sakura n'en revenaient pas : « Les seize paumes du fait suprême... Comment et où les a-t-il apprises ? » 

Sakura ne s'en remettait pas. L'art secret des monts Fan... Entre angoisse et stupéfaction, Izumi se mordait la langue d'admiration : « Shun... » Ce dernier apostropha ses ennemis : « Je ne vous laisserai pas les avoir. Reculez... Ou périssez. Sakura, reste à ma gauche. Friedrich à ma droite. Izumi couvre nos arrières. Hilda et Eleanor je vous laisse vous occuper de Tetsuo. Sauvez-le... Nous devons rejoindre Nadia et les loups de l'Oughor pour reformer le front. Suivez-moi ! » Shun était méconnaissable. Celui qui s'écroulait contre Sôra tantôt n'existait plus. Il avait appris cette leçon primordiale dans une bataille : ne jamais sous-estimer son ennemi. En fer de lance du groupe, il perforait de sa hardiesse tous ses adversaires. Il fallait protéger ses amis, les prémunir d'un destin tragique. Il le devait, c'était son devoir, son honneur. Indirectement il repensait aux préceptes de son père et maître, Sensei Chomeï Tanaka : « N'oublie jamais Shun. Ta vie appartient au clan et ta voie, ton code de conduite, sont ceux du bushi, du guerrier. Ta raison est d'œuvrer pour les autres, tu es celui qui sert, le samurai ! Telle est la voie du clan Tanaka, même de nos jours ! » Servir... Jamais les mots et les enseignements de son père ne s'étaient révélés aussi clairs, aussi profondément justes. Il le remerciait de tout son cœur. Il saurait en être digne. Il n'y avait d'ailleurs aucune autre alternative. Et dans cette optique, il prenait la vie de tous ceux qui menaçaient ce devoir. Combien de morts laissait-il sur son funeste chemin? Une bonne dizaine. Sa maîtrise et son utilisation du Pouvoir, bien que moyennes dans leur niveau d'étude, s'avéraient déjà époustouflantes. Quel entraînement avait-il suivi pour si tôt présenter de telles aptitudes ? Il était doué... « Sur »-doué. 

Bien sûr elles ignoraient que toute sa vie, Shun l'avait passée à étudier les arts guerriers, les arts sous toutes leurs formes d'ailleurs. A s'infliger l'obligation de l'excellence, le seul dénouement possible, quoi qu'il entreprit, était de réussir et totalement. Atteindre et dépasser la limite. Quelque part, c'était comme si toute son existence n'avait eu pour seul objet que de le préparer à cela, à cette situation extrême. Il ne le réalisait guère, ne s'en rendait même pas compte. Il n'avait pas le temps de douter. Puis, à force de victoires, la tempête dont il était le centre finit par arriver au bout de la mêlée. Il ressentit tout de même de la fatigue sous les yeux médusés de ses amis. Ses scalpels sanglants aux mains, Friedrich réajusta ses lunettes rondes. Sakura et Izumi considérèrent les dégâts infligés aux ennemis, une vingtaine de morts dont les trois-quarts imputables à Shun. Nadia se battait toujours. Friedrich la héla lui demandant de les rejoindre. Désormais ils prenaient en étau les assaillants. Shun semblait loin, un combattant à la souple technique, mortelle, dont le regard s'avérait plus glacial qu'une lame sortie des eaux froides. Ses cheveux de jais ondulaient peu sous le vent chaud, mais brillaient sous la lumière généreuse des deux soleils. Que se passait-il dans son esprit décidé, inaccessible ? Une voix tira Izumi de ses considérations : « Alors là ! Il a réussi à venir jusqu'à nous. Tu n'aurais pas du petit. Fallait fuir. Tant que tu le pouvais encore en tous cas. » Un homme à la stature exagérée, puissant, dont les muscles étaient perceptibles malgré le sombre manteau parsemé de traînées nuageuses azur... Le col lui montait au niveau de la base du nez, comme les autres. Ses cheveux d'un blond vénitien coupés courts semblaient brossés vers l'arrière. Ses yeux de fauve, d'un vert intimidant, scrutaient Shun avec désapprobation. « Tu vas mourir jeune homme. » Sur son épaule gauche demeurait dirigée vers le sol, avec une fausse impression de légèreté, une épée extrêmement large qu'il tenait de la main droite. 

A ses côtés un homme de taille appréciable, amoindrie par la comparaison avec son ours de compagnon d'arme, présentait une chevelure châtain cendrée généreuse et ondulée. Shun s'avança tout de même. Il les invectiva directif : « Rendez-vous ou mourrez. Je ne le répéterai pas. » L'homme à l'épée l'observa quelques secondes, puis désolé s'adressa à son acolyte: « Je ne soutiens guère cela, tu le sais. Je refuse de me battre contre des gamins... ». Gamins. Comment osait-il ? Shun ne réfléchit pas à deux fois. Il se rua et exécuta encore les seize paumes du fait suprême. L'homme puissant para avec une facilité déconcertante tous ses assauts et à l'intention de son partenaire exprima ces quelques mots : « Je m'aperçois que ces étudiants du Pacifique font honneur à leur réputation. Belle maîtrise du Pouvoir jeune homme. » Shun ne supportait guère cet air de convenance et cette hauteur de laquelle il était considéré. Pour qui se prenait-il ? Friedrich sur sa droite arriva en renfort. Il sortit ses scalpels dans lesquels il faisait passer l'énergie nécessaire au combat. Cette utilisation particulière du Pouvoir était monnaie courante à Kimôto. Notamment au sein de la Faculté de médecine du Campus Universel. Il avait tant de fois disséqué et recousu de corps à l'aide de ces scalpels que leur usage s'apparentait à une seconde nature chez lui. Tous deux décidèrent d'en finir et d'attaquer de concert. Et alors qu'ils déployaient toute leur science du combat une intense bourrasque les balaya et manqua les défaire totalement... 


                               

Le Pacte du Roi Livre IOù les histoires vivent. Découvrez maintenant