SHUN I

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Depuis le tragique événement qui balayait quelques jours auparavant la vie des Rufousblade, il n'avait pu trouver le calme. Et malgré ce qu'il dégageait, malgré ce qu'il consentait à montrer aux autres, tout ceci le troublait infiniment. De quel droit avait-il fallu que ces gens vertueux pour lesquels il portait une profonde estime disparaissent ? Pourquoi là, et surtout comme cela ? Il essayait en vain de trouver repos et sérénité afin de surmonter ce drame mais rien n'y faisait. Au sein de la salle dévolue à cet effet, il prit un pinceau en bambou léger et le trempa doucement dans l'encre de chine. Ses yeux flamboyaient dans le reflet du sombre liquide sans fond... L'on aurait dit qu'il se fondait dans l'art, ou plutôt qu'il sortait littéralement d'une estampe. 

Il inspira doucement et expira encore plus lentement, les yeux à demi clos. Il cherchait quelque chose, mais quoi ? Un instant coupa l'espace, réduisant l'écoulement du temps et ses yeux se rouvrirent. Son corps s'arqua, ses membres tranchaient l'air avec fluidité et grâce, portant la ronde évolution de ses sombres cheveux. Il lâchait avec une douceur étonnante, compte tenu de son engagement, les lignes sur le papier de riz. Il parvenait à des mots. Ces derniers ne le satisfaisaient guère. Mort, vie, grâce... Continuité, héritage. Rien de ce qu'il ressentait ne l'emplissait assez pour trouver la sérénité. Il s'arrêta et observa un moment les différentes feuilles de papier qui ainsi éparses offraient un étonnant spectacle. Comme un damier blanc calligraphié. Mais toujours cette sensation de manque... 

Tirant sur les portes coulissantes qui donnaient sur le jardin, véritable reconstitution de la nature en miniature, il huma l'air du printemps. Radouci et presque chaud. Il n'y avait pas si longtemps encore l'hiver embrassait l'ancienne ville impériale. Il marcha le long de la coursive en bois encore humide du nettoyage de l'aube. Il s'autorisa un peu plus de tranquillité. Et puis des images, des sons. Il se souvint son premier voyage en Europe. Il revoyait la propriété de Rufousblade et ses premières leçons avec le père... Que de matins à essayer de pénétrer les arcanes des philosophes grecs, des moralistes, des romanciers français ou anglais. 

Que d'heures à écouter Gordon Rufousblade, le chef de famille, compter les exploits passés des grandes civilisations, des monarques et des conquérants d'Alexandre le Grand à Gengis Khan... Que de moments uniques à apprendre l'histoire et le monde non à l'école, mais auprès d'un professeur, d'un guide humble sous les arbres fruitiers du verger de cette immense propriété. À l'époque Rolann, Cid et lui-même jouaient comme tous les jeune gens de leur âge. Une époque bénite... Une époque si simple. Ce qu'il était désormais, son extraordinaire culture et sa curiosité, sa sagesse, il les devait non aux établissements scolaires, réputés ceci- dit, qu'il avait fréquenté. Non. Il les devait à son propre père, bien sûr, mais aussi à Gordon. À sa passion pour le monde, à sa disponibilité, à sa mesure... 

Tous ces étés passés dans leur propriété de Four Heavens aux alentours de Manchester, ou encore à Notre Faucon, demeure de maître à quelques kilomètres de la ville française du vin : Bordeaux. Et puis la disparition de Cid, il y avait de cela quelques années. Pour oublier ou pour commencer une nouvelle vie qui le savait, ils s'étaient installés là, à Kyoto. Tous sauf Rolann qui depuis la perte de son frère n'avait jamais fait ce qu'il fallait, s'était renfermé et toujours débrouillé pour aller contre l'autorité et le bon sens... Avec Chomei et Gordon dans la même ville l'amitié rude, fraternelle, qui unissait leurs deux familles s'était encore raffermie. L'admiration de Shun pour ces deux hommes courageux, esprits libres et volontaires, toujours soucieux du lien entre le passé et le devenir était allée grandissante. Il soupira... Où êtes-vous désormais Gordon ? Il se remémora l'entraînement avec Rolann quelques quatre jours en arrière. Pourquoi s'était-il montré si ferme, si rosse ? Il ne le comprenait pas distinctement. 

L'évidente inconsistance et la légèreté, l'insouciance de son ami d'enfance aujourd'hui l'indignaient, c'était un fait. Quelle différence avec son père si droit, si disponible, si grand ! Avait-il seulement conscience de son rang, de son devoir en tant que dernier héritier ? Tristesse... Il s'efforça de retourner finir sa besogne et se concentra encore, riche de tous ces souvenirs. Il prit cette fois-ci un pinceau plus lourd, plus présent entre ses doigts adroits et commença. Plus de concentration, de liberté aussi. À mesure qu'il traçait laissant ses mains choisir ce qu'elles recherchaient, son corps répondait à une sorte d'appel, de révélation. Il exécuta un dernier geste, des lignes, puis un point et rouvrit pleinement ses yeux mi-clos. Comblé le vide en lui, de même que ses questionnements. Devant lui, débordant largement le cadre de sa feuille de riz, un mot, un kanji apparaissait distinctement dans toute sa vigueur : Unmei, le destin...


Le Pacte du Roi Livre IOù les histoires vivent. Découvrez maintenant