Rolann

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Il se sentait ragaillardi depuis cette fameuse confrontation. Il avait pu tenir tête et s'exprimer facilement. Les mots lui étaient venus simplement, presque instinctivement devant les traits dessinés sur l'immense mur en papier. Comment tenait ce mur d'ailleurs ? Mystère... Il s'était tellement concentré qu'il ne s'était rendu compte qu'à la toute fin qu'il avait concouru dans une langue qui lui était plus que familière : le japonais. En effet ces kanji il les entendait. Comment diable se pouvait-il qu'il fût confronté à cette langue dans ce monde nouveau ? Et puis la réflexion la plus évidente qui soit : s'il se retrouvait là, il se pouvait logiquement que d'autres également... Paradoxalement cette idée ne lui agréa point, loin s'en fallait. Après tout cette vie s'avérait une chance inestimable, sa chance ! Quelque part, au fond de lui, tout au fond, une immuable conviction qu'il s'obligeait à se cacher : et si lui aussi ? Cela ne se pouvait. Les cieux ne pouvaient à ce point manquer d'humour. Il marchait le regard vers le bas, les mains dans les poches et le pas alerte. Il pensait en piétinant. Il tentait de se rapprocher de la façon dont le maître du Dojo, Chomeï Tanaka, marchait lorsqu'il entrait ou quittait sa méditation dans le jardin attenant. « Bien poser les talons puis délier la plante de pied, expirer lentement comme si le souffle naissait du bas ventre... » 

Il ne remarqua pas la troupe déjà fortement amassée devant lui et se heurta à un dos immense pourtant assez mince. Le regard qui se pencha sur sa silhouette presque naine en comparaison arborait une paire de lunettes rondes et des yeux bleus profond. Il s'excusa et se faufila. Irneh et Iperio semblaient attendre depuis déjà quelques temps. Il le savait au trépignement du géant qui, avouons-le, ne brillait guère par sa patience. Ils essayaient tous, bon gré mal gré, de se frayer un chemin à travers la foule remplissant estrades comme gradins. Au milieu s'affrontaient deux filles. Selon toute vraisemblance l'une provenait du Pacifique et l'autre de quelque pays dont Rolann ignorait jusqu'à l'existence. Elles s'exprimaient dans une joute tout à fait particulière où le timbre de la voix et la qualité du chant départageaient les opposantes. Au bout d'un moment le public, partagé entre la beauté de leur prestation et l'effrayante montée du niveau sonore sur la dalle de combat, se perdit dans une stase éberluée. L'une des jeunes filles, celle qui n'arborait pas l'uniforme des magistères, prit le meilleur en poussant au maximum son chant et Rolann crut percevoir le son lui-même projeter et déséquilibrer l'adversaire. Cette dernière se releva facilement mais le sort du combat était clair : elle perdait et l'étrangère fut déclarée vainqueur. 

Quelle curieuse façon de se battre, songea-t-il... Puis il repensa à sa propre prestation la veille, aux kanji, à la calligraphie et se dit qu'après tout cela ne différait pas tant que cela. Se rapprochant de ses deux amis il apprit que Julia s'était elle aussi battue ce matin-là, mais plus tôt. À l'heure où le soleil n'irradiait pas encore tout à fait l'espace. Il la chercha du regard et Irneh décocha un signe du menton en direction des gradins. Une jeune blonde observait froidement la foule les jambes croisées et l'air détaché. Iperio lui livra les détails. Une joute de sculpture... Voilà ce qui mettait leur camarade dans cet état. Sa fougue toute draguienne réclamait sang, sueurs et armes! Que devait-on en premier lieu se perdre dans ces enfantillages ? Irneh avait eu beau s'égosiller en exposés, que telle demeurait la tradition, l'usage, elle n'en démordait pas, ne l'écoutait pas. Ah Julia... Comment ne pas succomber à cette juste franchise ? À cette authenticité pure, absolue... On le bouscula. Il voulut s'excuser mais se dit qu'après tout ce n'était guère de son fait. Il se tut donc. « Hey toi. Regarde où tu mets les pieds veux-tu ? » Il n'en croyait pas ses oreilles. Il était dans son bon droit, il ne saurait être question de se laisser rudoyer ainsi. 

Baissant les yeux il découvrit une jeune fille forte, bien campée sur ses mollets généreux et le nez court. Des lunettes rectangulaires grisâtres cachaient un front volontaire, proéminent et une coiffure d'une austérité d'un autre temps. Il faillit se perdre en rires moqueurs mais se reteint à grands frais. Quelle vision ridicule. Portant sa main à la bouche il remarqua qu'elle portait l'uniforme des magistères mais d'un ton pâle, presque blanc. Irneh s'approcha : « L'uniforme des médecins-magistères. Peut-être vaudrait-il mieux s'excuser Rolann ». Plongeant machinalement la main dans sa poche droite il commença à tripoter les lignes métalliques de son casse-tête. « Pourquoi m'excuserais- je ? Je ne t'ai pas poussée que je sache ? En fait je dirais même que c'est indéniablement à toi de t'excuser ma chère... » Ses yeux se levèrent quand il fut tout à fait baigné dans une ombre grande, trop grande. Il reconnut l'immense blond aux lunettes rondes. Il recula et faillit encore s'esclaffer quand, incrédule, ce dernier passa son bras autour des épaules de son interlocutrice. Ils le font exprès, se dit-il. Un géant et une naine ! Devant tant de stupéfaction il choisit de prendre sur lui et de passer outre. Faisant volte-face il fit un signe à ses deux amis et entreprit de s'éloigner. Pourtant déjà une voix connue, trop connue, le rattrapait. 

Le Pacte du Roi Livre IOù les histoires vivent. Découvrez maintenant