SHUN I

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Depuis quelques temps Shun sentait chez lui se construire la conviction qu'il n'évoluait pas là par pur hasard. Se pouvait-il qu'il fut le seul ? Se pouvait-il que d'autres mondes, parallèles ou non, existassent ? En ce jour cependant, comment le vérifier? Il décida d'oublier ses spéculations puis de se préparer pour l'Epreuve. Car, ce grand jeu, cette énorme joute débutait le matin même, annoncée avec force et fracas par les représentants du prince héritier du Pacifique, le fils du Soleil. Il apprit ainsi que l'île de Kimôto ne représentait en réalité qu'une partie infime du super archipel du Pacifique. Lequel se voyait gouverné par une sorte de Roi, nommé prince avec candeur, qui se voulait l'enfant du plus grand des trois astres solaires. Il comprit aussi assez rapidement que ce symbole de pouvoir ne régnait pas tout à fait comme il l'entendait et que la direction du pays en lui-même se voyait morcelée entre un gouvernement tout ce qu'il y avait de classique, le prince lui-même et l'influence spirituelle et commerciale des Magistères. Un équilibre certes efficient mais somme toute assez précaire. Comment diable croire qu'aucune de ces parties ne chercherait à s'approprier le pouvoir ? Mais déjà il fallait se battre...

Quel domaine lui serait échu pour son premier combat ? En effet la Magistère Serenity Teva leur avait dressé un tableau plus que précis des évènements à venir. Et, chose inattendue, ils pourraient aussi bien s'affronter dans des disciplines martiales qu'artistiques. Chant, musique, littérature, poèmes, dessin, combat à main nue, composition florale, cérémonie du thé... Ou autre ! Les aspirants du monde entier devaient maîtriser toute sorte d'art pour prétendre se voir décerner l'honneur inégalé de sortir vainqueur de l'Épreuve. Comme tous les participants il attendait en contre bas d'une esplanade gigantesque dressée dans l'immense parc de l'Université de Kimôto. Ils pouvaient s'asseoir sur des sortes de marches aménagées comme les creux sculptés d'une arène. Chacun regardant, questionnant, toisant son vis à vis où voisin. Certains formaient des groupes qui se voulaient providentiellement plus forts, plus structurés, plus soudés... Mais ceux qui ne participaient guère pour la première fois leur lançaient des yeux féroces emprunts d'ironie ou de cynisme. L'amitié s'étiolerait bien assez vite devant les enjeux et la nature de l'Épreuve du Pacifique. Certains combattaient déjà, ailleurs, à flanc de roche des falaises proches de l'île, à l'ouest du parc. Quasiment sous lui à vrai dire. D'autres encore s'enfonçaient dans la forêt sombre, obscure, vierge de lumière...

Et puis une voix féminine l'interpela sur un ton monocorde mais volontaire. Il se leva calmement sous les yeux observateurs des étudiants du Pacifique. Que ferait l'étranger ? Certains de ses nouveaux amis le regardaient, d'autres encore bataillaient. Pour le premier combat la plupart s'était terrée dans le silence, et lui-même, n'avait pu sortir grande phrase. On lui indiqua l'une des dalles rectangulaires qui longeaient l'arène élancée. Il y franchit facilement la marche solitaire qui invitait à monter et se retrouva au milieu des arbres qu'il pensait bien centenaires. L'on discernait assez facilement sa silhouette derrière le vert feuillage léger. Un mur de papier d'au moins quatre bons mètres avait été dressé, découpant ainsi la dalle en deux. À quoi cela servirait se demandait-il ? Et puis il perçut un bruit de pas et comprit que son adversaire arrivait. Manifestement on ne lui demanderait pas là de se battre à main nue... Du moins pas encore. Sur le sol la lumière du soleil se reflétait et en se penchant il aperçut une boite de bois laqué. Il l'ouvrit et quelle ne fut pas son étonnement de même que sa satisfaction en touchant du bout des doigts des pinceaux....

Des pinceaux de calligraphie ! Une sorte de récipient contenant de l'encre noire et des rouleaux de papier fin flanquaient la boite. Il s'empara d'eux et les trempa tout de go, buvant ainsi le précieux liquide sombre. Avant qu'on lui demande quoi que ce soit il commença à répandre sur les feuilles étalées des mots... Il n'eut pas le temps de se rendre compte qu'il écrivait en japonais, et que les kanji qu'il exprimait, personne ne les entendrait... Mais peu importait. À ce moment précis un besoin puissant de parler, de se livrer, d'affirmer tout ce qu'il était devenu dépassa la réflexion sur la nature du monde dans lequel il évoluait désormais. Mais il leur montrerait ce que l'art signifiait dans un véritable archipel, le sien, celui du japon... Alors oubliant, se laissant porter par les ondes du vent, le bruissement imperceptible des feuilles qui dansent, l'odeur chère et reconnaissable des arbres de toute forêt, la sensation chaude, nourricière de la lumière sur la peau, Shun effectua une danse ondulée. Un pinceau armait cet artiste. Le premier mot qu'il dessina fut Yoru, la nuit. Comment diable, il n'aurait pu le dire, mais le kanji s'afficha sur la grande feuille de papier qui le séparait de son adversaire avec puissance, respectant le moindre de ses traits, la moindre vibration.

Il en fut stupéfait. Il sentit qu'on lui répondait. Et chose extraordinaire, son opposant répondit en japonais ! Il lut très distinctement Hikari, la clarté. Il perçut aussi une véritable vivacité dans le geste de cette proposition. Ce-pût-il que derrière, l'on eût connu son art ? La tâche serait rude. Il ne pouvait cependant arrêter, il n'aurait pu en être question. Déterminé il dessina avec plus de concentration que jamais. Ses longs cheveux noirs dans l'espace formaient des arcs de cercle à mesure qu'il se tordait pour chercher toute l'expression de sa pensée. Il libéra enfin quelque chose, Eizoku, la permanence. Le kanji s'afficha. Un temps encore, plus long cette fois-ci. Que lui répondrait-on ? Connaissait-on réellement sa langue ou n'était-ce que chance, hasard ? Mais non, impossible. Puis de noir sur fond blanc, sur la toile de papier, il lut Kaihen, le changement, la transformation. Cette personne en plus de comprendre parfaitement son langage, le provoquait en contredisant directement ses propositions... Très bien. Il augmenterait le rythme de son art. Dentou, la tradition, Isan, l'héritage, Rekishi, l'histoire... Il traça trois kanji avec une vitesse étonnante, tournoyant en ellipse de mouvements.

Que répondrait son mystérieux adversaire et surtout avec quelle rapidité ? Il patienta. Cette attente lui sembla une éternité. Puis apparurent les mots. Shourai, l'avenir, Shinpo, le progrès, Mirai, le futur. Il était hors de lui... Comment osait-il le narguer ainsi... Calme-toi Shun. Cette fois il prit le temps de la réflexion afin de se concentrer. Puis il traça avec nervosité sur le sol, oubliant même le cadre du papier à certains endroits. Aishuu, la mélancolie, Samui, le froid, Kuon, l'éternité. Il se releva emprunt d'un fier défi mais sans animosité aucune. Le temps lui parut plus long, les kanji qui s'affichaient un peu moins affirmés également, bien que toujours justes. Tanoshisa, la gaieté, Nekki, la chaleur, l'enthousiasme, Hakanai, l'éphémère... Puis lors qu'il espérait répondre à son tour, un kanji apparut, le quatrième de cette série : Hi, le jour, le soleil... Il fut pétrifié. Si simple, si fort. Il avait commencé par la nuit, et son adversaire avait intelligemment répondu clarté. Que répondre à cette vision si puissante de l'astre lui-même dégageant lumière et chaleur ? Obscurité ? Mais gagnerait-il ? Il lui fallait arrêter l'échange, cet opposant finirait par l'emporter. Que dire, qu'écrire, que tracer ? Il pouvait toucher sa défaite du bout des doigts. Et puis la lumière dans la nuit...

Une nuit illuminée, blanche : Byakuya ! Il traça le kanji qui immédiatement s'afficha. Il attendit, attendit encore. Pourquoi ne répondait-il pas ? Alors ? Puis une voix masculine inconnue s'exprima derrière lui. « Shun, tu gagnes ton premier match. Ton adversaire a abandonné, ne sachant plus que te répondre. Mais d'où diable vient cette langue ? Ce n'est pas du paciféen, bien que les caractères y ressemblent. » Shun opta d'abord pour le silence. Alors face à la nuit étoilée, son adversaire n'avait pu trouver de réponse évidente. Il demeurait vrai que la lumière stellaire existât au sein de la nuit, mais quelle obscurité pouvait bien naître du soleil ? « Oui. C'est ma langue natale, un dialecte parlé dans une île plus au nord. » Se retournant il remarqua que la tenue de son interlocuteur ne ressemblait pas franchement à celle des Magistères, bien au contraire. Elle lui rappelait quelque chose de militaire, d'impérial. Il s'approcha de la limite fixée par l'immense feuille de papier et la repoussant voulut saluer son adversaire. Personne. Ce dernier avait disparu...

Sur le sol il découvrit dessiné le kanji du soleil. « Il n'a pas pu trouver autre chose, il se répétait alors il a abandonné. » dit-il non sans sourire. Puis il aperçut le début d'un autre kanji sur la même feuille. Se pouvait-il que ? Non... L'examinateur s'exprima alors « Il n'a pas abandonné. Il n'a simplement pas répondu... On dirait bien que tu as remporté la victoire sur le temps. » Shun crispa le poing ressentant une amère frustration. Il reconnut aussi le début du deuxième kanji. Devant lui cet inconnu avait trouvé la réponse de la nuit au sein de la clarté. Le kanji du soleil et celui de l'éclipse formaient Nisshoku, l'éclipse de soleil. De dépit notre ami fit volte-face et se dirigeant rapidement vers sa place marmonna avec froideur « Nous nous reverrons qui que tu sois. ». Neil Highwind esquissant un sourire trouva ce garçon décidément for intéressant. Il appréciait les compétiteurs. Il se gratta le menton et ne put s'empêcher de penser que finalement jouer aux examinateurs s'avèrerait somme toute assez distrayant...


Le Pacte du Roi Livre IOù les histoires vivent. Découvrez maintenant