ROLANN IV

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Cette nuit-là, Rolann n'avait pas dormi. Comment aurait-il pu ? Le Juge l'invitait à le rejoindre. Où que ce fut, quand que ce fut, il devait le suivre pour devenir plus fort. Le soleil se levait. Devant lui l'immense et incommensurable navire du ciel, le splendide Vent Azuré. Il savait son nom car sur le quai les hommes le lui avaient donné après qu'il s'en fut inquiété. Il n'avait guère pensé pouvoir apprécier tel spectacle. De bois, de fer et de verre ce superbe navire étendait des voiles manifestement dures, fruits souples d'un alliage dont il ignorait le nom. Transparentes et claires, elles s'étalaient comme des ailes sous le vent chaudement humide du Pacifique. Les lignes courbes et ondulées, finement tendues, lui donnaient l'aspect d'un espadon brisant l'écume. Mais un espadon créé par l'homme. A bâbord comme à tribord nulles rames, nul réacteur. Un disque géant de lumière propulsait le bâtiment entier et créait l'énergie nécessaire. Comment tout cela pouvait bien fonctionner ? Mystère...                               

Une ombre, des pas, le Juge était là : « Tu es à l'heure jeune Rolann. C'est un bon début. » Il ne le gratifia d'aucun geste amical puis il le devança. Une fois la passerelle franchie, il se retrouva sur le pont. Il ordonna à Rolann de trouver sa chambre et disparut. Il connaissait bien ce navire. Cela semblait évident. Pendant tout le voyage, certes court, qui le menait à Tôh-Sat, but de leur voyage, il n'aperçut que trois fois le Juge. Le reste du temps il le passait à ressasser les derniers évènements. Il pensait à Shun, à Irneh et à Iperio, qu'il avait eu le temps de prévenir in extremis avant de partir. « Mais tu es fou ? Tu veux qu'il te tue ? Le Juge Loguard est un malade tu sais ? C'est un extrémiste du combat. Même pour un draguien c'est... » Il ne les avait pas écouté. Il y avait quelques jours de répit avant la dernière phase de l'Epreuve et il devait les mettre à profit. Il ne pouvait supporter cette peur atroce que lui avait infligée Sorâ Tamachi du pays de Rokku. Il devait suivre le Juge Loguard. Et il le ferait.

Perdu dans ses pensées, le visage dans l'iode il ne sentit guère le Juge se rapprocher de lui. Ce dernier l'interpella : « Nous y voilà. » Rolann observa de stupeur cet  homme puissant puis chercha quelque chose qui ressemblerait à une île, à de la terre, à n'importe quoi qui pourrait faire office de lieu d'accostage. Mais rien. Le Juge l'observa et comprenant son étonnement dit à voix haute : « Là ! Observe mieux petit. » Effectivement au loin, au bout du doigt tendu vers l'horizon il put saisir un point noir qui grossissait. Comment diable le Juge avait-il pu le voir avant ? Peut-être savait-il tout simplement qu'ils se rapprochaient? Quoi qu'il en fût bientôt il pourrait s'entraîner... Le point grossissait rapidement. Il fallait dire que la vitesse de croisière du Vent Azuré avait de quoi vous laisser pantois. Le disque géant tournait à une vitesse vertigineuse, propulsant tout le bâtiment puissamment.

Quand le temps de débarquer advint Rolann ressentit une certaine appréhension. Surtout lorsqu'il comprit que seul le Juge et lui-même descendaient. Il s'en inquiéta à voix haute et découvrit plus de pitié qu'autre chose dans les yeux des membres de l'équipage. « Nous sommes seuls ? » Le Juge ne daigna répondre. Il emprunta la même passerelle que précédemment puis lui commanda de suivre. Hésitant quelque peu il se remémora les paroles d'Irneh : « Le Juge Loguard est fou tu sais... » Peut-être lui faudrait-il abandonner cette entreprise démentielle. Mais le visage de Sôra lui apparut. Il préférait traverser l'enfer que revivre cet état d'angoisse et de stupeur paralysée. Il mit un pied devant l'autre et parvint à descendre en contenant ses peurs. Quelques jeunes, sortes de matelots travaillant sur cet Espadon de verre, de bois et d'acier l'encouragèrent  de leurs cris. Puis le vaisseau disparut pour de bon.

Il put alors apprécier ce nouvel espace. Une plage immense du même blanc laiteux qu'à Kimôto. Une eau cristalline et cet air chaudement humide qui rendait les moindres hardes aussi collantes qu'une pluie d'automne. Pourquoi avait-il fallu changer d'île si cela revenait à retrouver les mêmes conditions qu'à la Faculté Universelle ? En marchant aux côtés du Juge il remarqua qu'à mesure qu'ils avançaient le paysage changeait. Une forêt luxuriante étalait son influence et il avait tout le mal du monde à se repérer. L'arrière lui semblait l'avant et inversement. « Juge... Qu'est-ce donc que cela ? » Le Juge mit un terme à sa marche. Se retournant il dit simplement : « Il s'agit de Tôh-Sat, l'île du démon. C'est ici que les braves viennent s'entraîner afin de se dépasser. Il existe plusieurs hauts lieux d'entraînement dans le Pacifique. Mais celui-ci est réputé pour agir sur l'inconscient... Il t'est tout à fait indiqué. » Rolann ne saisissait pas tout. Mais il fallait faire confiance à ce regard de fauve dont les yeux de bille dorés vous observaient en vous donnant l'impression de n'être rien de moins qu'une proie. Une proie facile, fallait-il le préciser ? Dorénavant tout autour de lui le vert émeraude sylvestre  s'épaississait tant et si bien qu'il semblait virer au bleu nuit. Mais non pourtant... Il s'agissait encore de nuances verdâtres. « Recule !! » Une charge, un bruit sourd de craquement. Il s'écarta du chemin et put de justesse échapper au mastodonte. Le Juge, lui, non. Jamais il n'y songea, remarqua-t-il... 

Le poing serré et droit semblait traverser désormais le front d'un pachyderme anormalement gros. Qu'était-ce exactement ? Un mélange entre un buffle et un rhinocéros eut-on dit. Le cuir épais de dix bons centimètres, deux cornes géantes s'enroulaient autour de ses tempes vers l'avant et une troisième lui ornait le museau. Un souffle rougeâtre fusait de ses deux narines fumantes. Pourtant toute cette puissance avait été piétinée par le seul poing du Juge. La bête féroce se relevait déjà faisant mine d'encorner Qinn Loguard. Ce dernier évita facilement les pointes dangereuses et asséna une série de trois coups de poing au même endroit. Le pauvre animal s'affaissa lourdement soumit à un cri d'agonie lugubre. Rolann ne voulait pas le croire. Qu'était-ce que cet endroit à la fin ? « Mais où sommes-nous ? Voulez-vous que je trépasse? » Qinn murmura avec simplicité : « Plus grand et haut, plus dure sera la chute. Dors bien l'ami. » Il caressa le museau encore chaud et ramassant son sac en toile le jeta énergiquement sur Rolann. Ce dernier le prit de plein fouet dans l'abdomen. Tout ceci tenait du mauvais rêve... Ils reprirent leur marche. Cette fois-ci il y eut bien deux heures sans problème autre que la terreur qui s'emparait de notre ami. Ils firent halte tout de même. Une chute d'eau moussante vertigineuse s'affaissait dans le vide. Elle lui sembla tellement haute qu'il ne pouvait entrevoir dans quoi elle tombait réellement. Un pont des plus rustiques permettait de franchir le vide. Ils l'empruntèrent et le ballottement qui en résulta amena Rolann à se libérer de son petit déjeuner. Il crut percevoir un tressaillement de moquerie chez le Juge. Mais il se reprit. En était-il seulement capable ? Encore une bonne heure et enfin ils s'arrêtèrent vraiment : « C'est ici. » Ici... ?

De son chef Rolann effectua un large tour d'horizon. Il saisit très vite. Une sorte d'aire recevait un parterre superbe fleuri et verdoyant. Au bout un if dont le tronc aussi épais qu'une maison s'élevait à perte de vue couvrait semblait-il les autres arbres de la forêt. Le tronc le plus gros jamais vu... En contre-bas une rivière claire, sans doute le prolongement de la chute aperçue tantôt. Effectivement il y a tout... Il s'affaissa de fatigue. Le soir tombait à présent et le Juge improvisa un feu avec une facilité déconcertante. En se rapprochant du tronc Rolann prit conscience du nombre de personnes ayant visité ce site. Là des mots gravés. Là encore des initiales ou des barres de jours comptés : « Altaïr est passé par ici. Stellar, trentième jour de l'année du Phoenix. Réussir ou mourir... » Des générations de combattants venues s'entraîner là. Rolann s'enquit de savoir s'il s'agissait de personnes ayant participé à l'Épreuve. Le Juge lui répondit que certaines oui. D'autres recherchaient tout simplement une puissance existentielle incontournable dans ce monde. D'autres encore s'entraînaient par devoir, par passion ou même par fondamentalisme. Quelques-uns pour protéger les leurs, d'autres pour les soumettre. Il n'était pas rare que ce fussent les mêmes, à des périodes différentes de leur vie. Peu importaient les raisons. Tôh-Sat endurcissait les cœurs et meurtrissait les corps... 


Le Pacte du Roi Livre IOù les histoires vivent. Découvrez maintenant