SOPHIA I

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Sophia considérait avec plaisir ces arbres étalés au loin. Elle affectionnait particulièrement les saules pleureurs, ces derniers donnaient l'impression étonnante de pousser et de retourner à la terre. Un cycle entier à eux seuls. Que ne pouvait-elle s'entourer de gens aussi équilibrés, aussi harmonieux ? Elle soupira puis dicta encore quelques phrases à l'honnête Kallös. Puis elle le congédia avec autorité, seule manière décente de s'exprimer à ses yeux. Elle flotta plus qu'elle ne marcha jusqu'à cet arbre magnifique et chatoyant. 

À Menez Draguan les saules possédaient de multiples tons, allant du rouge cardinal au véronèse le plus chaud. Que de richesses. Elle huma l'air frais de son jardin. Le printemps draguien décidément demeurait son préféré. Loin de l'humide chaleur du Pacifique ici le fond de l'air était sec, terriblement sec. Oh bien sûr il fallait détourner les eaux pour espérer donner une chance à la nature de s'exprimer mais quel délice, quel enchantement que de voir cette flore lutter et s'épanouir sous la lumière étincelante des énormes astres célestes. Elle aimait la terre aride et rude de ce pays. 

La mentalité extrême et franche de ses habitants. Pas d'ambiguïté, pas de faux-semblants et encore moins d'ignominieux complots là-bas. « Sauf pour moi ». Pourtant ne traînait-elle pas ses guêtres revanchardes loin du paradis desséché de ce pays de feu ? Et cela la satisfaisait. Assise désormais devant son petit éden végétal, dégustant le vin réputé de Phoexia la capitale, elle attendait sa fille. On ne tarda pas à l'annoncer et comme à son habitude son engeance furieuse surgit avec éclat. « Bonjour Mère. » Elle lui rendit ce salut serré et lui demanda ce qui l'amenait. Julia expliqua la raison de sa visite.

Elle commença par étaler rapidement un compte rendu détaillé de son entrevue avec son cousin nouvellement rentré à la capitale. Elle omit soigneusement la partie concernant les allusions d'Irneh sur ce qu'elle ressentait au fond de son cœur. Sa mère ne réagit pas, se contentant de hocher le chef à chaque fin de phrase. Puis elle constata qu'il lui fallait rencontrer au plus vite son neveu. Julia exposa alors la deuxième raison de sa visite, la plus importante à ses yeux. Sophia parut très étonnée, décontenancée même. Se levant elle fit quelques pas en direction du saule et soupira. Pourquoi ? Pourquoi devait-elle absolument participer à cette maudite épreuve ? 

Pour toute réponse Julia exprima son désir d'appartenir à la très réputée Garde Royale de Menez Draguan et ce faisant, si elle y parvenait, de devenir l'un des Onze Juges des divisions draguiennes. « Toujours cette satanée idée ? Ne peux-tu te sortir cette lubie de la tête enfant ? » Elle parut fort contrariée et l'exhorta à renoncer. Qui savait quels dangers la guettaient pendant cette compétition qui recevait tout ce que les Neuf Pays comptaient de combattants et de justes pratiquants des arts anciens, certes, mais aussi quelques bretteurs dépourvus de scrupules et autres spadassins sans foi ni loi. 

Par ailleurs elle s'opposait à cette obsession de devenir Juge ! Sa fille unique ne gâcherait pas sa jeune vie dans ces divisions de fanatiques. Ça non ! Que ne voulait-elle comprendre le futur imaginé pour elle, son ambition pour sa seule héritière et son devoir familial ! Non, non et non. Elle ne saurait se montrer complice de ce caprice. Julia réagit en articulant chacune des syllabes. Elle deviendrait Juge et pour cela elle devait participer à la légendaire Épreuve du Pacifique.

Sa décision était prise et lourdement pesée. Il s'agissait après tout de son avenir. Sophia posa une main crispée sur la petite console au-dessus de laquelle elle avait laissé son verre de vin et le porta à ses lèvres. Elle observa le petit soleil, puis son grand frère. Elle pensa à sa terre natale Iresfanëa et à feu son père. Une envie de meurtre l'envahit. Un considérable sentiment de puissance dévastatrice s'emparait d'elle. Elle se maîtrisa cependant et plongea son regard glacé dans les yeux de braise de sa fille. 

Tu as hérité de la volonté de cette terre, pensa-t-elle. Toutes deux possédaient cette chevelure dorée typique du royaume d'Iresfanëa mais alors que Sophia en avait gardé le turquoise naturel du regard Julia avait providentiellement reçu les yeux enflammés de Menez Draguan. Un soupir profond. Julia entendit sa mère lui dire pour la dernière fois qu'elle n'accéderait pas à sa requête, peu importait sa détermination, elle possédait assez d'influence pour l'en empêcher et qu'elle se verrait ainsi officiellement interdire toute participation. Qu'elle agisse comme une véritable Auyn et qu'elle choisisse une voie plus noble, plus féminine, plus pacifique. Une école diplomatique, politique ou encore à la rigueur l'Armée draguienne mais pas la Garde ! « La même voie que toi. Une voie enlisée dans les obligations et le protocole. Jamais ! » Ces mots cinglèrent l'humeur de Sophia. 

Encore une fois, le sang lui monta d'un coup et elle se sentit mettre la main sur Providence, l'épée de justice toujours ceinte à la hanche sous son manteau d'or et d'azur. Mais elle se contenta d'en apprécier le pourtour de la garde. Cela la calmait. Julia ne fut pas insensible à ce changement d'humeur et comprit combien sa position dans l'immédiat s'avérait précaire.

Elle ne recula pas pourtant. Elle devait gagner cette confrontation, son destin dépendait de sa fermeté. Cette fois-ci Sophia exprimait une colère froide. Le temps des négociations touchait à sa fin et le glas de la décision maternelle serait sans appel. C'est alors qu'un homme entra. Immense, bien bâti, les cheveux poivre et sel, le teint fortement hâlé il s'inclina avec respect. Il portait l'armure légère des Chevaliers de l'Aurore. Fine, fonctionnelle et éblouissante sous la pression lumineuse d'Illy-Ös, le grand soleil, cette armure n'avait rien à voir avec ce que vous et moi connaissons. 

Le métal particulier et unique des forges d'Atlavitia lui donnait plus l'apparence d'un habit sacré protecteur et étincelant que le lourd amas métallique des guerriers médiévaux. Non, là grâce et tenue le disputaient à l'élégance invincible que dégageait cet hercule revêtu de brillance. Le poil court et l'œil argenté, sous ses pas le sol semblait se tordre. Cette armure chatoyait d'or et d'azur, les couleurs de l'ordre de l'Aurore. Il tenait son casque à double corne contre son flanc de la main droite et une sorte de taureau ailé était gravé d'encre noire sur le cœur de son plastron. « Votre Excellence, Elnath pour vous servir. »

Impassible Sophia le dévisagea et le laissa saluer Julia. Il osa demander des nouvelles de la jeune fille et elle ne tarda pas à le mettre tout à fait au courant de la situation. Il expira lentement. Sa taille plongeait les deux femmes dans une obscurité étirée. Puis comme s'il venait d'y penser il précisa que le Juge Loguard, un homme d'excellence fort avisé, représenterait cette année Menez Draguan à l'Épreuve du Pacifique. Le fait qu'un tel homme de confiance soit présent sur les lieux-même des épreuves garantissait un certain sérieux, en tous cas une personne sur qui compter en cas de problèmes. 

Si la demoiselle Julia y consentait il serait heureux de la recommander. Comme chaque année, des étudiants de l'école militaire participeraient à cet examen afin d'entrer dans la Garde. Ils seraient parrainés par des officiers et ce Juge. Julia lança un regard plein d'espoirs et de supplique envers sa génitrice. Dans cet acte rare toute la détresse et l'envie se lisaient comme dans un livre ouvert. Sophia lâcha le pommeau de sa large épée et parut réfléchir. Elle secoua la tête de droite à gauche et dit fermement non. « Julia tu ne veux pas comprendre, tu ne veux pas m'écouter. Non ! Tu n'es décidément pas comme moi, mais tu as tout de même l'obstination d'une Auyn ! »

Elle continua et commanda que sa fille ne partirait pour le Pacifique que si elle était acceptée dans le groupe de ce fameux Loguard. Dans le cas contraire il en était hors de question. Elnath esquissa un sourire et précisa que rien n'était joué car il fallait maintenant que le Juge l'accepte et qu'elle passe des examens d'entrée. Les groupes de la Garde requéraient un tout autre niveau que celui de l'école militaire. Peu importait ! Julia lui sauta au cou. Ses jambes battaient fiévreusement l'air accrochée qu'elle était à cette étoile énorme. Elle retomba et salua obséquieusement sa mère. Toute effusion de sentiments était inutile avec cette dernière. Et comme Julia était venue, telle une tempête elle disparut. Sophia sans regarder Elnath se rassit et se servit un deuxième verre de l'excellent nectar. 


Le Pacte du Roi Livre IOù les histoires vivent. Découvrez maintenant