LUNE NOIRE

14 4 0
                                    

La nuit se présentait épaisse, pleine et la densité de l'air lui donnait l'impression que le brouillard était huileux ! Les apparitions du maître s'accompagnaient invariablement d'évènements incompréhensibles, inquiétants. D'ambiances obscures et sombres, aussi glauques que pouvaient le vouloir un être froid impitoyablement baigné de terreur. Car il s'agissait bien de cela. Insuffler la peur et le désespoir au monde. Démontrer que l'ordre tel que l'avaient pensé leurs pères, et les pères de leurs pères des siècles auparavant de cela n'était que mensonge. Un conte, destiné à favoriser l'hégémonie des grands pays sur les petits et surtout, imparfait dans son fonctionnement. Du moins l'avait-il pensé toujours jusque là. Mais dés lors ? Comment admettre tout cela lors même qu'il venait d'être témoin et participant de cette fichue Épreuve sacrée ? Du comportement altruiste pétri de miséricorde de certains, du courage et de la force vivante des autres ? Comment encore se laisser aveugler par des dispositions qui, il l'avait toujours su, s'avéraient pures fantasmes ? Autant de fils souffreteux de l'abandon, de prétextes fort pratiques, de chimères destinées à justifier le besoin trop humain d'aveugle vengeance. L'opportune frustration trouvait un terreau toujours abondant dans la mélancolie et le désespoir. Mais il s'était laissé aller à observer. A voir. Force était d'admettre qu'en plus de s'égarer il commençait à ressentir quelque chose de fébrile et de chaud au fond de sa sèche poitrine. Quelque chose qu'il avait oublié depuis des années. C'est un problème... Un véritable problème. Serait-ce suffisant pour lui faire oublier tout ce qu'il avait vécu jusqu'alors? Tout ce pour quoi il avait lutté ? Tout ce qu'il avait défendu ? Rien ne lui semblait moins sûr... Et puis il ne suffisait guère de comprendre que d'autres se paraient d'ordinaire humanité. Encore fallait-il la partager. Et cela il ne l'aurait pas juré, loin s'en fallait. Enfin elle demeurait la raison de son combat. Il ne la trahirait pas.

Le voilà qui longeant la roche escarpée gagnait le lieu du rendez-vous. L'on aurait dit que toute trace de chaleur se mourait dans l'espace alentour. Les arbres de la forêt des dalles pleuraient il l'aurait juré. Un froid peu naturel s'insinuait partout et lui-même percevait nettement ses os se roidir. Le ciel niait toute présence des étoiles, n'acceptant au sein de son voile immense et infini que la lune grise. Et bizarrement, cette dernière brillait avec force de son feu laiteux. Puis son éclat devint terne, s'assombrissant et engendrant le miracle qui toujours l'étonnait tant, la lune scintillait d'une lumière lugubre et mortelle : une lumière noire. Plus de doute le maître possédait ces lieux. Il est là. Effectivement l'être de la crainte, celui qui commandait à la noire association d'hommes et de femmes talentueux et révoltés, le dépositaire du noir Pouvoir était là. Venait-il seulement d'arriver ? Attendait-il depuis longtemps ? Personne n'eut pu le dire et personne ne l'eut demandé. Genou à terre, face vers le sol il exposa les faits qu'il avait observés dernièrement et attendit patiemment. Il n'éprouvait aucune peur. Mais aucune confiance non plus... Là résidaient sans doute les limites de l'influence du maître. Un règne par la crainte ne pouvait espérer susciter engouement et pure fidélité. Même si tout départ se traduisait par une disparition mortelle... « Tu l'as vu n'est-ce pas ? Comment se porte-t-il ? Comment résiste-il ? » Avec humilité il répondit : « Fort bien mon maître. Il semble malgré quelques souffrances supporter extrêmement bien votre frappe. » Un souffle de contentement s'échappa de l'obscurité. « Bien... Fort bien. Nous y reviendrons. Ce garçon a toute mon attention. Qu'en est-il de l'autre ? Le draguien ? Que penses-tu de lui ? » Il répondit sans travestir ses sentiments. Le draguien s'avérait étonnant et prometteur. Pourtant son impulsivité et son manque manifeste de prise de recul en situation de crise en faisaient au final un piètre combattant. De même qu'un stratège de second rang. Il ne comptait guère. Aucune réponse...

Du fond des ténèbres une sorte d'émotion réussit à traverser le voile nocturne : « Et... La draguienne ? Sa cousine ? T'es-tu assuré de son sort ? » Sur le même ton il répondit que oui et qu'il s'était personnellement inquiété de son état de santé. Après un remarquable combat elle se portait pour le mieux. La voix répondit avec un détachement étonnant. Le ton se voulait plus léger, presque rêveur : « Le temps est venu. Elle doit mourir. Fais cela le plus rapidement possible. » Silence. Il ne savait pour quelle raison stupide, par quel surnaturel enchantement il ne parvenait à acquiescer comme il eut normalement dû le faire. Comme n'importe qui dans l'organisation l'aurait fait. Et puis il s'entendit murmurer ces mots effrayants : « Ne... Ne pourrait-elle vivre ? Ne pourrait-on en faire une alliée ? Je suis prêt à... » Un soufflet le coupa net : « Tu es prêt à quoi exactement ? A donner ta vie ? Elle n'a aucune valeur en soi. Et bien moins que la sienne, si on la lui hôte bien sûr. N'oublie pas ta place ombre ! N'oublie jamais ce que tu me dois et surtout n'oublie pas que cette jeune enfant, cette douce fille que tu chéris tant peut disparaître à tout instant si l'envie m'en prend... As-tu saisi ombre ? » Il serra son poing au sol et les yeux rivés sur l'herbe fraiche écrasée par l'aura du puissant commandeur répondit : « Oui mon maître. »

Il avait essayé. De tout son être il avait essayé de la protéger et de l'épargner mais son destin semblait demeurer de disparaître. Comment encore croire en un tel monde ? Il s'efforça de contenir cette flamme qui croissait en lui depuis quelques temps, depuis quelques semaines. Finalement il n'était rien d'autre qu'un aigre exécutant, un infâme assassin dans un monde d'égorgeurs. En disparaissant dans la brume moite incolore de l'obscurité les mots résonnèrent : « Tue-la... ». Seul au sein de la forêt splendide,  désormais claire de luminescence lunaire, il comprit combien le destin s'écrivait non à la pointe de la plume mais bien au fil d'une lame sépulcrale. Inspirant profondément il essaya de se convaincre : « C'est là mon chemin. » Une silhouette fatiguée mais décidée arpentait le relief plat de la mousse au sol, touchant ci et là la rugosité de l'écorce des arbres. Au fur et à mesure il se détendait. Après tout si cela sauvait l'enfant alors tant pis ! Quel autre choix lui restait-il ? Quelle alternative ? Prit par la stupeur il s'étonna à rire : décidément qui l'eut cru encore capable de sentiments ? Drôle et ingrate fortune qui lui redonnait gout à la vie lors même qu'il avait décidé d'abandonner son humanité. Jusqu'où me nargueras-tu maudit destin ?

Le Pacte du Roi Livre IOù les histoires vivent. Découvrez maintenant