Rolann n'en revenait toujours pas. Devant ses yeux médusés son ennemi, Sôra Tamâchi, semblait possédé. Les orbites révulsées, le regard creux et insipide, il disparaissait derrière une barrière infranchissable de quartz. Le mur en cercle montait et finissait en dôme. A mesure que le quartz s'élevait sa teinte tournait au marron, les couleurs des monts brumeux de Rokku... A l'intérieur de l'espace qui désormais le protégeait, nouveau foyer dans lequel il se recueillait, Sôra voyageait au sein de lui-même. Sa conscience recréait les moments les plus éloquents de sa vie. Désormais il les considérait tous. Cette famille nouvelle. A la place de la petite masure de bois qui l'avait prémuni des influences étriquées et controversées du monde extérieur, le voilà dans une demeure grande, tellement vaste pour un enfant de son humble taille. Il lui semblait que les murs s'étiraient toujours plus, qu'il se ferait littéralement avaler par l'espace immense et dilaté, distendu qui animait cette maison, ce palais. Et puis père. Un homme absent, charismatique et puissant. Grand... Tellement grand. Jamais il n'avait pu rire aux éclats ou s'abandonner dans ses bras. Jamais. Il ne manqua de rien. Entouré et adulé, on lui obéissait. Seule l'affection faisait défaut. Il recherchait avec obsession ce que tout enfant attend. Mais rien. Et lors qu'écoutant son instinct il s'était perdu dans une ébauche d'affection on l'avait rudement rejeté : « Tu es un prince, le sang des héritiers des monts de Rokku coule dans tes veines. Tu n'as guère besoin de cela. » Il s'effondrait, savourant non sans dégoût amer le sol froid des salles hautes du palais de Horwang, la capitale du Pays de Rokku. Il se sentait si seul, si vulnérable. Au fil des jours, des mois, des années sa solitude s'était transformée. Il ne craignait plus guère le rejet. Désormais plus fort que cela. Pourtant la mort rodait...
Proche, invisible, obscure et arrogante, prête à s'emparer de lui s'il n'y prenait garde. L'ignoble réalité de l'insignifiance et de la fragile existence. Voilà ce qui peuplait ses rêves le jour et ses cauchemars la nuit. Et puis rapidement père avait trouvé une épouse officielle. Jeune, d'une beauté d'opale et plus ambitieuse que cent héritiers. Elle avait accepté ses aînés, Toji et Sân. Leur sang princier « pur » les prémunissait de son influence de fauve. Mais lui. Renfermé sur lui-même, insensible aux flatteries comme aux compliments, n'ouvrant son cœur qu'aux animaux, notamment les oiseaux, qu'il s'évertuait du reste à enfermer dès qu'il le pouvait. Pour les « protéger » comme il disait. Décidément elle ne l'aimait guère non... « Un bâtard de roturière » Et puis ce visage, ces yeux verts et bons, soutenus par cette chevelure mandarine. Le portrait de sa mère en qui elle reconnaissait la rivale ultime, celle qui était morte sauvagement, laissant à la postérité son insupportable et solitaire rejeton. Elle aurait pu l'accepter s'il s'était avéré n'être qu'un incapable, un raté. Mais non ! Ce dernier se voulait rien moins qu'un surdoué, un poète, comme sa mère, un artiste qui dès le plus jeune âge jouait à la perfection les grands classiques de la harpe sous les yeux médusés des maîtres musiciens du Palais et, comble du comble, ne témoignait que mépris pour toute forme de louanges. « Je n'arriverai jamais à la cheville de mère... » Invivable petit culotté. Elle le chassa. Et père, le souverain, n'eut guère le cœur de lutter. Les affaires, l'influence grandissante du Pays de Jun et de Victoria. Les séparatistes au sud. Les affaires du Royaumes prenaient le pas sur le reste. Sôra vivait, croupissait serait plus juste, depuis des années dans une bâtisse aménagée à même la roche à flanc de montagne, en face d'un torrent. Il avait lui-même demandé cette habitation. Seulement... Seulement il s'agissait d'une cellule !
Certes immense, ouvrant sur le vide d'un précipice et d'une chute d'eau. Aux confins des monts de Rokku. Il s'y sentait bien... Tellement bien. Là au moins personne pour l'ennuyer, lui mentir, l'utiliser ou autre. De toutes les façons ils ne servaient à rien, ne lui apportaient rien. « Juste bons à s'entre-tuer, à se mentir. Barbares... » Et puis il avait tout ce qu'il voulait là ! Le minimum pour bien se sentir. Des tonnes de livres traitant des torrents, de l'écoulement des eaux des différents pics, des cartes très précises des montagnes, les études météorologiques, les déperditions, les dernières avancées en matière de géologie, des échantillons de roche, des traités sur les couches de sédimentation... Et puis sa harpe. La même, à peu de choses près, que celle de mère. Ses oiseaux, sortes de perruches qui auraient préféré une liberté salutaire à la compagnie de ce jeune marginal... Il se souvenait ces années de réelle félicité, tout seul dans son trou fermé sur les hauteurs. Protégé d'une part par le vide, d'autre part par la terre. Et puis si cela ne suffisait pas il y avait toutes les cellules de tous les prisonniers, et puis encore autour les gardes, enfin les soldats, l'armée en somme. Seuls ses frères étaient autorisés à le voir. Il daignait leur faire part de ses lectures, de ses recherches. Seuls moments qui se rapprochaient d'une construction relationnelle avec les autres, les gens. Il les détestait. Oh évidemment le roi quelques rares fois venait s'assurer qu'il restât en vie. Il repartait bien assez tôt, rongé par les remords et désolé de ce que devenait son sang... Sôra rêvait toujours. Rolann eut voulu l'envoyer ad patres mais son honneur de draguien l'en empêchait. Et puis même ainsi, il lui était impossible d'entamer le quartz durci. Tous ses coups étaient nuls. Par ailleurs il n'avait plus assez d'énergie pour faire appel à la technique du Juge... Au loin l'immensité azurée océane. Du parvis il pouvait voir arriver la flotte aux reflets clairs et cyan du Pacifique. L'armée de l'archipel arrivait, redonnant espoir à tous les combattants du front Est.
Mais cela suffirait-il ? Gagneraient-ils l'île à temps ? Rien de moins sûr. Comment passer au travers de cette barrière de matière ? Rolann, encore en état de choc, tenta la provocation : « Sôra ! Sors de là ! Aller, viens te battre espèce de couard ! » Il s'égosillait... Pour rien. Dans sa bulle Sôra continuait son périple désormais cauchemardesque. Le sang, du sang partout. Les cris encore. Violents, haineux, désespérés. Les murs huileux d'amas de chairs et d'hémoglobine s'étalaient comme autant de peintures acidulées. Les traces de doigts traînantes soulignaient le caractère ignoble et inéluctable du massacre. Pourquoi ? Comment ? Qui ? Encore ? Sôra déambulait seul et perdu, en proie à la terreur la plus profonde, la plus complète. Il allait mourir il le jurait. Il le savait. Il sentait le danger de sa disparition imminent. Là ? Ce soir ? Demain ? Il disparaîtrait cela ne faisait aucun doute. Mais pourtant il voulait vivre. Il voulait tellement vivre. Rasant les murs de la prison pour ne pas se faire éventuellement attaquer dans le dos, se faire surprendre, il passa devant la salle aux ablutions. Un miroir assez important en tapissait le fond. Alors qu'il s'approchait, toujours contre la paroi, pour nettoyer ses yeux collant d'hémoglobine il eut une vision d'horreur. Lui... Son reflet dans le miroir lui dévoilait sa bassine de cuivre. La même que sa mère utilisait pour le laver plus jeune. Elle était nouée dans son dos. Comment ? Et quand ? Dans ses yeux brillait le plaisir de la vie, cette flamme contrastait tellement d'avec ce qu'il ressentait. Était-ce possible que... Non! Ils étaient tous morts. Soldats, prisonniers, geôliers. Tous agonisaient ou avaient rejoint les enfers. Il perçut un cri : « Monstre ! Assassin ! » Alors sans s'en rendre compte il bougea plus vite qu'un serpent et trouva le malheureux dont le souffle de vie s'échappait. Il lui manquait un bras et sa jambe était abominablement torve. Il cracha et lâcha : « Arghhh... Monstre... Pourquoi ? Assassin... » Sôra n'y entendait rien. Non, non, non ! « Ce n'est pas moi. Je, non ! »
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Le Pacte du Roi Livre I
FantasyQuelque part dans ce monde, sur la plage de "Kotobikihama" au large de Kyoto, Rolann et Shun s'affrontent au travers d'une violente joute verbale révélant les non-dits douloureux des années passées. Nous sommes en 2011 et le pays du soleil levant v...