SHUN II

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Pour il ne savait-trop quelle raison il avait accepté d'accompagner son professeur de calligraphie à cette exposition. Comme toujours le public partagé de personnalités politiques, de financiers, de patrons d'entreprises et autres mécènes s'évertuait à paraître concerné par le génie du maître. L'autre partie, composée de connaisseurs, était plus discrète mais non moins consciente de sa science. Grisé et fatigué il décida de s'éclipser à la recherche de la lune, sur la terrasse du musée d'art moderne. Un verre à la main il observait le vaste ciel et en éprouvait un contentement certain, une véritable paix.

C'est alors qu'elle parut. Une petite fille d'une dizaine d'années, blanche et froide comme la nuit qu'il contemplait. Ses yeux semblaient lui manger la majeure partie du visage. Comme lui elle possédait une chevelure d'un noir peu banal. Elle s'avança et sourit. Il lui rendit gauchement ce sourire. Elle lui demanda s'il aimait les étoiles et il répondit que oui. Elle lui rétorqua que dans les étoiles, le futur était écrit. Puis, fort contente d'avoir répété cette phrase apprise d'un plus grand, elle lui dit au revoir sans le regarder et sautilla jusqu'à la salle d'exposition. Il remarqua à ce moment-là qu'elle portait un serre-tête orné d'un petit lapin blanc et que sur sa robe se dessinaient des horloges de toutes les couleurs. Amusant, se dit-il. Son verre vidé il rebroussa chemin et passant par la grande salle se dirigea vers les sanitaires. Alors qu'il se soulageait il entendit une conversation dont le ton montait. Une femme et un homme se disputaient pour la garde d'un enfant. Problèmes de couples se dit-il...

Il sortit de l'espace réduit et avait déjà gagné la porte de sortie quand il reconnut un bruit sec et vif, comme une ceinture claquant sur une peau tannée. Il s'agissait d'une gifle, et pas des moindres. Il ne bougeait plus. Devait-il intervenir ? Selon toute vraisemblance non. Pas un bruit... Puis des murmures. Rassuré il crut enfin disparaître. Mais un deuxième bruit celui-là plus sourd, plus profond. Un coup au corps certainement et qui faisait trembler les parois dans un brouhaha assourdissant. S'en suivit un cri de douleur manifestement étouffé derrière une main habile. N'y tenant plus Shun se dirigea vers la source de cette souffrance et enfonça la porte. Un homme d'une quarantaine d'années, barbu et trapu dominait une femme recroquevillée derrière ses bras minces. Elle se protégeait comme elle pouvait des assauts brutaux de son bourreau.

Quand il vit Shun il fut d'abord ébahi dans sa stupeur puis lui intima de partir, cela ne le regardait pas. Shun répondit qu'effectivement cela ne le regardait pas mais qu'il ne pouvait décemment laisser une femme se faire battre sans réagir. Cela était fort discourtois et de plus traduisait une faiblesse évidente de caractère. L'homme entreprit de le jeter lui-même dehors et l'empoigna. Un mouvement souple et circulaire, une légère pression et le gaillard goûtait les saveurs glacées et pisseuses du sol de toilette. Shun appliquait un peu de force sur la paume de sa main retournée et avait son talon sur la nuque de ce rustre. Ce dernier ne pouvait plus bouger sans éprouver une douleur atroce. Shun tira sur le membre tordu et lui ordonna de laisser cette femme tranquille. Il n'eut pour toute réponse qu'un hurlement indigné : « C'est ma femme ! » Ce à quoi il s'entendit répondre : « Oui et désormais elle est ma protégée. Qui de nous deux l'emportera ? »

Il appuya avec plus de vigueur encore pour lui faire vraiment mal et lui faire comprendre qui commandait à ce moment-là. Quand il la lâcha, sa victime se tenait le bras gauche et claudiquait vers la sortie en jurant vengeance et représailles. La femme se leva et tenta de reprendre un peu de tenue. Elle le remercia et s'excusa pour cette déconvenue. Il la réconforta et demanda pourquoi elle acceptait de se laisser ainsi frapper par son époux ? Il apprit qu'il n'était pas son époux mais simplement le père de leur fille et qu'il réclamait sa garde exclusive malgré la décision des autorités de l'en éloigner... Quand elle le croisait il craquait invariablement. Elle se recoiffa et se maquilla devant le miroir énorme qui s'étalait sur toute la pièce et il la raccompagna. Quelle ne fut pas sa surprise quand il se rendit compte qu'elle aussi exposait et pas n'importe quelle œuvre ! Elle était la calligraphe renommée Saïto Fuji. Il la connaissait de nom... Il n'aurait jamais cru qu'elle était si jeune. Le père semblait avoir disparu. La voilà debout sur l'estrade, le micro haut, présentant son travail. Elle le regarda avec tendresse et il aperçut un léger hématome sur sa pommette gauche.

Le Pacte du Roi Livre IOù les histoires vivent. Découvrez maintenant