CASSANDRA

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Cassandra était obsédée par les récents évènements rapportés par Abel Northman, le général de l'armée du Nord. Qui, ou quoi ? Quelle force inconnue s'organisait dans l'ombre ? Elle s'était levée fort tôt, comme à son habitude, et s'était adonnée aux exercices quotidiens qu'imposaient la discipline martiale. Puis accompagnée par Jeffrey Northman, le second chevalier de l'Ordre du Lion, elle s'était dirigée tout de go vers les tours de verre flamboyantes des bibliothèques universelles. Fleuron de l'architecture du Pacifique, modèle de liberté et de courbes libres, les Neuf Pays enviaient leur contenu. Même Victoria ne pouvaient prétendre égaler ce temple de la connaissance qui regroupait tout ce que la République du Pacifique avait accumulé au fil des millénaires, alimenté par les échanges et les amitiés, le commerce aussi, que les Magistères avait su mettre en place avec tous les grands Pays de Cetherlence. L'on accédait au site des bibliothèques par une sorte de passerelle longeant la forêt des dalles et dominant la ville en contre-bas. Encore une fois Cassandra fut malgré elle frappée par la poésie de cette île, de ce véritable monde dans le monde, cité-monastère protégeant ce que ces satanés Magistères avaient construit au fil des âges. Elle finit pourtant par arriver. Derrière elle, Jeffrey et quelques hommes. Devant les courbes flottantes de ces énormes cœurs de verre Cassandra fut presque émue. Mais ce sentiment lui passa rapidement. Elle devait découvrir pourquoi les Magistères, eux aussi, avaient eut vent de mouvements inquiétants aux frontières de leur influence. Une fois à l'intérieur, et passés les gardiens protégeant cet espace sacré, elle remarqua la sensible atmosphère dévolue à la connaissance. Tout était de bois fin et de pierre rocheuse. Le tout protégé par le verre. Des statues de maîtres en étude ou en méditation veillaient sur les étudiants et les chercheurs. La hauteur, vertigineuse, était habillée de livres, de feuillets, d'orbes de vérités, de stèles gravées...

Tout était pensé se rapportant à la dévotion maladive qu'accordaient les Magistères au Savoir. Cassandra semblait troublée et Jeffrey le nota : Pourquoi ? Pourquoi tant d'adoration et de respect, de culte autour du fait d'apprendre ? Elle se dirigea vers l'une des statues. La plus petite, représentant une femme Magistère avec un avec un livre ouvert. Des inscriptions gravées dans la roche taillée, naissait un orbe translucide et immatériel lorsque l'on passait sa main dessus. Une foule de signes dans la langue du Pacifique. Cassandra choisit l'arcane victorienne à la tête de lion et tout fut traduit instantanément. Puis elle balada son index dans les nombreux volumes de lumières qui se dessinaient dans l'espace devant elle, à l'intérieur de cet orbe phosphorescent. Elle choisit l'histoire et le passé du Pacifique. Plus spécifiquement celui de Kimôto. Elle voulait comprendre ces gens-là, et elle nourrissait l'intuition bizarre, sourde et pourtant ténue qu'elle trouverait des réponses aux questionnements récents. Tout du moins des pistes. Elle avait toujours suivi son instinct. Quand lui furent indiqués l'endroit et la page pour ses recherches, elle dégagea sa main et l'orbe disparut comme par enchantement. Tout s'organisait selon les principes d'un ouvrage. Les bibliothèques étaient appelées des pages. Chaque page accueillait livres, encyclopédies, gravures ou autre. Le tout classé minutieusement et harmonieusement. Des tables splendides incroyablement grandes aux petits espaces individuels, tout répondait à l'exigence courbe et ondulée du style de la bibliothèque. Cassandra s'arma de l'histoire récente de Kimôto, quelques dix tomes énormes, et s'installa à une table ovale en bois clair. Les chaises aussi étaient en bois. Ses hommes s'installèrent, gauches et curieux. Certains, restés debout, montaient la garde sous l'œil mauvais des moines bibliothécaires.

Le Magistère en chef, conservateur de ce véritable musée de la connaissance semblait absent ce jour-là. Elle se plongea éperdument dans une lecture avide. Elle se rendit compte assez rapidement qu'elle connaissait l'histoire de l'archipel du Pacifique, mais seulement du côté victorien. Beaucoup de détails, d'évènements, de rôles semblaient différents, modifiés et plus importants que ce que l'on distillait sur les bancs des universités de l'Empire. Cela semblait naturel, en tous cas logique. Pourtant elle ne pouvait s'empêcher de penser que l'honnêteté viscérale des Magistères les empêchait de travestir la réalité. L'Empire se fourvoyait-il ? Impossible... Et puis elle finit par arriver sur un point plutôt obscur de l'histoire du Temple de l'Eau. Ce dernier, malgré son nom, avait brûlé quelques années auparavant. A Victoria presque rien sur cet évènement pourtant majeur des vingt dernières années. Et, là, quelques paragraphes à peine. Décrivant le feu, la fuite des Magistères et leur combat héroïque contre les flammes. Puis la reconstruction. Mais rien sur les causes de cet incendie. Peut-être se faisait-elle des idées ? Après tout un nombre appréciable de bâtiments pouvaient prendre feu. Y avait-il là matière à s'inquiéter ou à chercher des causes volontaires ? Et puis cela avait-il un rapport avec les récents évènements au nord de Victoria ou au nord-est de Demetheria ? Son instinct la trompait peut-être... C'eut été la première fois en tous cas. Quelque chose n'allait pas. Relevant son buste elle observa un moment le plafond décidément trop haut et la lumière des deux soleils filtrée par le verre clair. Puis revenant à l'espace immense abritant la connaissance elle remarqua en face d'elle une femme noble et fière, le regard perdu devant un jardin vertical. La bibliothèque était jonchée çà et là de sortes de puits de crystal, agrémentés de verte et légère végétation. Elle lui rappelait quelqu'un, se pouvait-il que ? « Sophia Justinia d'Auyn... »

Elle se rapprocha. Cette dernière la reconnut. « Et bien si je m'attendais... Que fait la première princesse de l'Empire en ces lieux ? » Cassandra ne se livra pas complètement. Elle omit de dévoiler le pourquoi de ses recherches. Mais laissa entendre qu'elle s'intéressait à l'histoire de l'île et qu'elle parcourait la destruction du temple quelques années plus tôt. Le visage de Sophia s'assombrit. La destruction du temple... « L'incendie vous voulez dire je suppose ? » Cassandra opina du chef. Ses hommes les regardaient, suspicieux. Sophia invita la princesse à marcher un peu. Elles pénétrèrent dans l'une des cours ouvertes qui rythmaient l'édifice et Sophia se sentit mieux. Au milieu des arbres jeunes, des bambous et des arbustes taillés, ses sens s'aiguisaient. « Le temple a certes brûlé il y a vingt ans. Mais il n'a pas été détruit. Pas par le feu en tous cas... » Cassandra n'en revenait pas. Sophia continua : « Voyez-vous princesse, il se trouve que j'étais là, il y a de cela des années maintenant. J'ai assisté impuissante aux flammes qui dévoraient tout ce que je chérissais. » Cassandra prit le parti d'écouter. Elle s'installa confortablement sur un banc de bois long, disposé là sous les feuilles protectrices d'une sorte de saule. Sophia elle, debout, marchait à petit pas. Allant et venant. Elle devait se sentir tourmentée car elle se confia plus qu'elle ne livra l'histoire... « Quand j'ai eu l'âge et la maturité nécessaires, j'ai moi aussi participé à l'Épreuve... Oh. C'était il y a tellement longtemps maintenant... » Elle fit une pause, puis soufflant, reprit : « Je réussissais d'ailleurs. Je n'étais pas la seule. A l'époque il nous fut proposé de suivre l'enseignement de la Faculté Universelle et puis, plus tard, d'entrer au service du Temple. Cela aussi je l'acceptais. Je trouvais ici une cause à défendre, un but, une famille. »

Cassandra en avait le souffle coupé. S'agissait-il bien de Sophia Justinia d'Auyn ? Le terrible Cardinal de l'Église de l'Aurore ? Mais la femme puissante que l'on surnommait la Reine de Fer parla encore. Sa main caressait un tronc que manifestement elle avait toujours connu : « Et puis un jour mon bonheur devait s'arrêter. Il semble que les dieux n'aient voulu permettre ma félicité. Le Temple a certes lutté contre les flammes de l'incendie. Ce dernier ne fut pas comme on l'a si souvent dit ou écrit le fait d'un accident... » Cassandra en était sûre ! Elle l'avait senti ! Pourquoi Sophia lui livrait-elle cela ? N'était-elle pas une alliée des Magistères ? Elle le lui demanda. Et on  lui répondit : « Oh... Qui au sein des Neuf Pays peut se targuer d'avoir des alliés ? J'ai mes raisons. Je ne trahirai cependant jamais le haut conseil. Je ne fais que livrer les faits, tels qu'ils se sont déroulés il y a des années. » Cassandra se tût, démontrant qu'elle comprenait. Sophia marcha encore. Quelque chose la contrariait. Elle avait besoin de parler encore, ce qu'elle fit : « Et puis le drame. Alors que nous luttions tous pour éteindre les affreuses flammes, que nous aidions ou soignions élèves et maîtres, à cause d'une trop grande utilisation du Pouvoir je découvris la vérité... » Elle frappa méchamment du poing dans l'écorce : « Nous avions été trahi. Moult jeunes étudiants furent assassinés, certains dans leur sommeil... Nous avons tous cru qu'il s'agissait d'une nation ennemie, peut-être même l'Empire Victorien...»

Cassandra se renfrogna, suspendue pourtant à ses lèvres : « Mais rien de tout cela... Il était là ! Lui... Lui en qui j'avais cru, lui qui était notre frère, lui avec et pour qui j'avais tout donné ! Seul il les a tué, il a... » Elle fut coupée par une voix rauque et virile. Un homme d'une quarantaine d'années, au teint mat, à l'allure surpuissante, grande et dure avançait dans cette petite cour. Il portait une tenue claire beige et une étoile splendide était brodée sur son thorax. Sans un regard pour la princesse impériale il dit d'une traite : « Il suffit Sophia. Rentrons. » Pour toute réponse il reçut un soufflet sonore : « Oublies-tu ta place Elnath ? Tiens-toi ou disparais ! » Silencieux il se répéta enfin : « Sophia... » Le ton s'était sensiblement radouci. Elle savait qu'elle en avait trop dit et quoi qu'il en fut elle avait décidé de ne pas se livrer d'avantage : « Partons. » Cassandra se levant s'inquiéta tout de même : « Mais... Cardinal d'Auyn ? Qui était-cet homme ? » Sans se retourner Sophia murmura dans le flot de son sillon : «Un être que j'ai longtemps cru mien... Une ombre en qui nous avons cru tous. Même ton père... » Puis elle disparut, escortée par son étoile gigantesque, cet Elnath. En plus de ne pas croire la moitié de ce qu'elle venait d'entendre, en plus de ne toujours pas savoir qui était cette ombre dont Sophia parlait, Cassandra recevait de plein fouet une information qu'elle n'aurait jamais imaginée : Son père connaissait Sophia, il connaissait aussi vraisemblablement le responsable de ses maux...

Le Pacte du Roi Livre IOù les histoires vivent. Découvrez maintenant