LUNE NOIRE

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Son maître il l'avait toujours suivi. Sans lui que serait-il devenu ? Maître Faith... Depuis cette nuit bénie où il avait pu le rencontrer dans les ruelles mal famées de Thévès jusqu'aux péripéties de l'Épreuve il l'avait escorté. Grâce à lui, à sa connaissance aiguë et à son autorité, grâce à sa bonté et à son extrême sagesse, il avait survécu devenant plus fort. La force... Y avait-il chose qui compta plus dans ce monde injuste ? Certes non. Enfant des rues, enfant des bas-fonds. Affronter toujours les autres pour manger, mendier et recevoir les coups de crosses et de pieds des « gentilles bonnes gens », protéger le groupe quand il avait la chance d'appartenir à une multitude constituée. « Une vie médiocre et vile. » Jamais plus... Et il était apparu. Quel âge avait-il à l'époque ? Dix, peut-être onze ans. Bastonné comme de coutume, laissé pour mort. Il l'avait soigné, guéri et nourri. Puis comme pour lui enseigner sa première leçon l'avait tiré jusqu'à ses bourreaux. « Regarde attentivement. » La mort, le châtiment le plus simple et le plus noble. Le maître les avait tous exterminé. Du chef de bande jusqu'au fier cacique de quartier. Tous ceux qui de près ou de loin l'avaient molesté avaient trouvé une fin violente. Et puis souriant il lui avait acheté des fruits flambés. « Ne te laisse jamais rabaisser, rends coup pour coup, sois ton propre maître et cultive la force mon garçon. » Il s'en était allé.

Ce choix décida de sa vie. Il lui courut après et le rattrapa pour ne jamais quitter sa sphère d'influence. « Je me nomme Yun. » Que d'années passées. Sa force, ses capacités il les lui devait. Mais comment expliquer sa défaite dans les bois face à ce Shun ? Il devait coute que coute se rattraper, démontrer son mérite, regagner la confiance du maître. Car c'était là tout ce qui comptait vraiment. Si je ne suis rien à ses yeux que vaut mon existence... ? Shun. Il les avait humilié en se débrouillant de la sorte. De même que ce Sôra. L'Épreuve regorgeait décidément de combattants exemplaires. Mais il devait briller pour son mentor et bienfaiteur. Wu le rejoignit. Wu... D'autant qu'il se souvînt elle avait toujours été là elle aussi. Déjà aux côtés du maître alors qu'il décidait presque dix ans plus tôt de le servir. « Qu'y a-t-il Yun ? Je te sens pensif. Tu te préoccupes de ce qu'il va penser de toi après notre défaite ? Nous ne pouvons pas toujours remporter la victoire tu le sais et puis... » Il se leva furieux : « Silence ! Seule la force compte. C'est cette force qui nous a construits et qui a fait de nous ce que nous sommes. Oserais-tu affirmer le contraire ? »

Yun ne possédait aucune réserve, aucun recul lorsqu'il s'agissait de sa légitimité ou de ce qu'il pouvait représenter pour lui. Wu s'approcha et lui effleura la main comme elle le faisait si souvent lorsqu'ils partageaient leurs nuits... « Tu me fais peur tu sais. Pourquoi est-ce si important pour toi ? Ne veux-tu pas laisser tout cela ? Partir avec moi ? Loin... Nous pourrions construire quelque chose et tenter une vie normale. J'aimerai tellement découvrir les espaces libres d'Elefteria... Il parait que là-bas des cités entières s'épanouissent dans de vertes plaines et que les arbres sans âge des forêts accueillantes abritent des civilisations entières. » Yun se libéra des caresses. « Wu. Est-ce tout ce qui compte pour toi ? S'établir, vivre heureux et s'ennuyer jusqu'à notre mort ? Non merci ! Si tu veux fuir fais-le, mais sans moi et n'espère pas lui échapper. Personne ne le peut... Tu le sais fort bien. Pour avoir exécuté toi-même nombre de fuyards tu devrais être pétrie de terreur.» Oui. Il disait vrai et elle le savait pertinemment. S'affranchir du maître relevait de l'impossible. Mais croire qu'eux aussi pourraient rêver d'un destin plus attrayant que celui d'exécutants ou d'assassins lui permettait de continuer à vivre.

Si tu m'enlèves l'espoir Yun, que nous reste-t-il ? Rien. Pas même la fierté de choisir... Sous la clarté timide de la lune les ombres pourléchaient d'autres ombres. Elle ne parvenait pas à lire les contours de son visage. Il ne la regardait même pas. Le vieux temple abandonné dissimulait les quartiers de leur groupe. Accompagné de ses hommes leur chef approchait et ils arriveraient bien assez vite. Il lui ordonna de changer de sujet, il ne tenait pas à mourir bêtement par son unique faute. « Tu es d'une absurde faiblesse quelques fois ma pauvre Wu. » Puis une voix. Nul ne l'avait perçu. Il s'était immiscé comme toujours dans l'ombre et l'obscurité. « Vous finirez par perdre la vie avec des discours de cet acabit. Oui la vie ! Surtout toi Wu. » Un rire aigu, malsain. « Oui. Tu mourras c'est certain. Euhahahahahaha !! » Elle le haïssait. Comment le maître pouvait-il supporter un être aussi abject ? Ce rire insupportable tout ce qu'il y avait de plus diabolique. Yun l'apostropha : « Que veux-tu Mexus ? Laisse-nous tu veux ? » Encore un rire. Plus caverneux celui-là. « Il arrive. Je le précède. Tenez-vous prêts car votre défaite lui a été rapportée... Vous savez quel traitement est réservé aux faibles et aux lâches... Euhahahahaha. »

Insupportable Mexus... Mais doué d'une intelligence et d'un sens de la manipulation hors normes. Et puis rien ne l'obligeait à les prévenir. Il demeurait en lui une sorte d'humaine bonté, une forme tout à fait biaisée d'honnête altruisme. Un vent froid, glacial même. L'impression que la lune se paraît d'un sang noirci par le temps. Corbeaux et autres oiseaux de jais, tous compagnons du désespoir le précédaient toujours. Dans la tête de Yun la voix résonnait et son esprit trembla. « Tu as fauté Yun. Tu as perdu. » Il mit un genou à terre et s'excusa, demandant pardon pour son échec. « Maître je vous demande de me laisser me racheter. La prochaine fois je... » Il fut projeté par une force qu'il ne soupçonnait pas face contre terre. Une pression extraordinaire de l'air sur ses épaules. « T'ai-je autorisé à parler ? Silence fol effronté ! Faible... » A chaque fois que Yun entendait le mot faiblesse prononcé son échine se tordait. Le maître en avait parfaitement conscience. « Je t'autorise à vivre et à continuer à me servir. Tu vas devoir prouver que tu es un peu plus qu'un poids pour moi... Que tu m'es utile. » Wu hors d'elle ne put maîtriser un élan indigné : « Nous vous servons depuis notre enfance. Nous avons toujours été fidèles, est-ce là le tribut pour toutes ces loyales années ? » Jusque là personne ne l'avait vu mais il décida de sortir dans la lumière blafarde de l'astre lunaire.

Grand, beau, fin et d'une élégance divine. Ses cheveux longs et épais, de noir argent cendré, entouraient un visage aux contours longilignes subtils. « Penses-tu être digne de t'adresser directement à moi Wu ? Oublierais-tu qui t'as faite ? Qui t'a donné la chance de vivre, la force ? » Elle avança fière et consciente de tout ce qu'engendrerait son impudence : « Je n'oublie rien mon maître mais je me rends compte de ce que la vie peut m'apporter. Je ne veux plus tuer, je ne veux plus avoir peur de demain, je ne veux pas vous ressembler... » Le visage toujours collé au plancher en bois noir du temple, Yun articula des menaces : « Arrête Wu. Tais-toi où je ne te parlerai plus jamais. Cesse cette folie ! » Elle lui offrit un regard plein de promesse et sourit. « Maître, vivre, ce n'est pas cela. L'obsession de cette vengeance ne nous mènera à rien. » Il sourit et lui demanda ce qu'elle voulait. Elle répondit sa liberté. De désintérêt Mexus se grattait nonchalamment les cheveux nains qui toutes les semaines parsemaient son crâne huileux avant d'être impitoyablement rasés. « Bien... Si tu veux me quitter alors pars. Je te libère de ton serment à mon égard. » Elle n'y croyait pas. « Yun... Me rejoindras-tu ? » Elle lui tendit la main mais il ne pouvait toujours pas bouger. Alors elle recula et ivre de liberté nouvelle gagna la terrasse du temple ouverte sur la vallée.

La lune perdait de son éclat et la brume nocturne qui l'obscurcissait enveloppait quelques corbeaux alentour se nourrissant de chairs abandonnées. Leurs yeux semblaient rouges sang. Puis alors qu'elle s'avançait vers la liberté un filet écarlate se répandit le long de son cou, par sa bouche. Elle s'affaissa sans bruit percée de part en part. La main du maître s'était extirpée de la pénombre et de loin, la paume ouverte, l'avait traversée grâce à l'utilisation du Pouvoir. Ses étoffes claires et soyeuses s'empourprèrent. Elle était déjà partie. Sans douleurs. Yun, le visage logé dans la sciure de bois pleurait sans bruit. Le maître déclara : « Tu vois Yun, parce que j'ai de l'affection pour toi et seulement pour cela elle n'a pas souffert. Son cœur a implosé, tout simplement. Tu vas me retrouver ce Shun et cette fois-ci tu vas gagner. C'est ta seule mission. Sinon je te renverrai là où je t'ai trouvé, les membres brisés, incapable de faire autre chose que de mendier et de te prostituer pour survivre. M'as-tu compris ? »

L'atmosphère devint plus lourde et la noirceur la plus pure devint encore plus sombre. Alors qu'il disparaissait des mots s'envolèrent dans le ciel triste et torve: « Mexus veille à ce que je ne sois pas déçu la prochaine fois. » Ce dernier baissa la tête en signe d'approbation, le dos légèrement courbé. Puis quand l'air fut plus respirable il s'approcha de Yun étalé sur le ventre. Le gratifiant d'un coup de pied dans le plexus pour le défaire de l'immobilisation psychologique du maître il cracha sans ménagement : « Les femmes sont si stupides. C'est ta faute tu sais ? C'est parce qu'elle t'aimait qu'elle n'est plus. Enterre-là veux-tu. Je n'ai aucune inclinaison pour la pourriture. » Yun se jura d'éliminer Shun. S'il avait vaincu la première fois dans la forêt il n'en serait pas là. Wu... Mexus avait raison. Quelle sotte. Mourir aussi bêtement. Pour lui. Pourtant dans sa sottise quelque chose de fondamental avait réussi à le toucher : sa quête réelle non d'amour mais de juste liberté...

Le Pacte du Roi Livre IOù les histoires vivent. Découvrez maintenant