PHYBRAZ

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Phybraz ne pouvait le croire. Comment après toutes ces recherches pouvait-on décemment ne pouvoir cerner ce qui, réellement, se tramait au nord de l'empire ? En quelques mois trois petits états de l'Est de Demetheria avaient connu des troubles ou changé de dirigeants. Au sud de l'immense Pays de Jun certaines personnes influentes mourraient ou disparaissaient dans des conditions anormales. Que se passait-il exactement ? C'était la première fois depuis des années, à vrai dire depuis qu'il exerçait ses fonctions à Victoria, qu'il se retrouvait en face de tels phénomènes. Le réseau d'information de l'empire, parfait pensait-il, permettait de connaître précisément et dans les Neufs Pays le plus insignifiants des faits, d'entendre le plus petit bruissement. Pourtant sur les  récents événements, impossible de trouver le moindre début d'une piste, la plus petite ouverture sur une compréhension quelconque. Diantre! Il fulminait. À quoi donc servaient les sommes colossales que dépensait la sainte patrie pour tous ces espions, toutes ces ombres à la solde de l'or impérial ? Si même les informateurs s'avéraient inutiles, à quoi bon acheter leurs coûteux services ? Pourtant Phybraz le savait, et  mieux que quiconque, il ne suffisait pas d'obtenir des informations ou des faits. Il fallait aussi entretenir ces utiles pions, maillons d'une chaîne incontournable qui elle-même tenait la toile du réseau de tout grand Pays. Sans cela comment prévoir et anticiper, comment devancer et étouffer l'ennemi mieux qu'avec des armes ? Il aurait donné beaucoup pour sortir de cette pénombre. Ne pas savoir c'était se voir livré à la surprise. Et la surprise, trois fois sur quatre, c'est la défaite... Il se remémorait les cours de stratégie et de politique de la très prestigieuse Faculté Politique de l'Université Victorienne. Que de bons moments passés à rêvasser sous les chênes des jardins vallonnés et grands, trop grands d'ailleurs, attenants aux spacieux amphithéâtres à la fois ordonnés et libres. Que d'heures à discuter et confronter les grands noms de la pensée victorienne à ceux, fameux, du Pacifique ou du Pays de Jun.

Il soupira... La théorie l'avait tant aidé. Mais là, en ce jour plein de soleil et de fraîcheur printanière, il comprenait combien la réalité s'avérait plus complexe, plus retorde. Et par-dessus le marché, rien ni personne ne semblait pouvoir l'aider. Les Magistères, il le savait, en étaient au même point. Et si les Magistères ne possédaient d'informations, alors leurs principaux alliés que demeuraient le le Pays de Jun ou Iresfaneia non plus. Peut-être Menez Draguan, mais comment ? Terre s'épanouissant beaucoup plus au sud, peu concernée  par les jeux de force du nord  de ce monde, il semblait peu probable qu'ils aient eu vent de quoi que ce soit. Dans le doute pourtant il avait envoyé des instructions à l'ambassade victorienne de Phoexia. Le voilà accoudé aux garde-corps de la  superbe et lumineuse Kimôto. Livré à l'immensité azurée des océans de l'île  du Pacifique. Et puis un soupir, l'envie de se reposer, de trouver quelque part le calme et l'abandon qu'il connaissait lorsque, maître en la demeure de ses pères, il méditait dans les jardins du duché d'Arlénon. Les jardins pourpres...  Rouges comme le nom de son clan. En ce moment précis cependant tout se paraît de bleu ou de blanc, de bois  et de roche... Île différente certes, mais quelle beauté ! Il mit du temps à s'en  rendre compte mais attiré par les  merveilleux tons verdâtres de l'éternelle forêt des dalles dans son dos, il remarqua un homme accoudé également. Il semblait, tout comme lui, las et pensif. De stature commune, svelte et l'œil alerte, son crâne aux cheveux trop courts s'affirmait de rondeur. Phybraz pensa qu'il s'agissait d'un moine du Pacifique au vu de sa tonsure.  Pourtant il n'était pas chauve, quelques millimètres couvraient tout de même ce chef. Est-il  véritablement un bonze? Obsédé tout à coup par cette réflexion improbable il décida de se rapprocher. Il prit note alors du teint de cet inconnu.

Doré et basané,  tout de cuivre luisant. Ce n'était guère la toge beige et ciel des  Magistères qui l'habillait, mais une sorte de manteau clair parsemé de bleu-foncé. On eut dit des nuages. Il ne put réprimer un franc étonnement. Sa curiosité, extraordinaire il fallait bien le dire, le consumait. L'homme finit lui aussi par le remarquer. Il le défigura et l'ausculta en quelques secondes. Son esprit  devait  à peu de choses près réagir de la même façon que celui de Phybraz. Il ne lui sourit pas mais de sa bouche  s'échappèrent des mots presques courtois : «  Le bonjour l'ami. À la recherche du calme ? De l'absolution ? Des deux peut-être ? Euhhahahahahahahahah !  » Quel rire étonnant. Inquiétant presque. Il prit une pose tout à fait extravagante et reprit : « Si je n'étais contraint de surveiller ces idiots d'insulaires je pourrais vaquer à d'autres activités autrement plus agréables. Intéressantes ! Je sais pas moi... » Il se gratta le crâne avec passion : « Jouer avec  un vieillard malade, rabrouer une femme infidèle, faire parler par la question quelques fiers justiciers... » Il s'esclaffa encore de façon inappropriée et désarçonnée, puis reprit en se retournant tout à fait content de lui-même : « Ou arracher les pattes de ces maudites sauterelles. Je hais les bestioles !  » Son sourire frappant respirait de joie et de bonté. Quel contraste ! Phybraz commençait à se demander si cet homme n'était pas tout à fait fou. Pourtant ces yeux ne semblaient  guère  appartenir à ceux d'un dément, bien au contraire. Alors il s'entendit répondre : « Les sauterelles... Moi aussi enfant ça m'est arrivé. Pourtant je préfère, et de loin, me confronter aux hommes... » Une lueur de plaisir et de stupéfaction dans la pupille de son interlocuteur. Ce dernier reprit : « C'est  comme moi. C'est les femmes que je préfère! »

Phybraz ne savait pas s'il devait continuer sur ce ton inepte ou pas. Pourtant, la fatigue, l'envie de se délasser aussi certainement, le conduisirent à entrer dans ce jeu aux lois  pour le moins grotesques. Au bout de quelques minutes enfin l'un  et l'autre se trouvèrent  à court d'idée et l'inconnu le premier. Changeant totalement de ton et de physionomie il siffla : «  Si on me laissait m'exprimer aussi. Je perds mon temps et mon talent ! Ah...  Liberté, LI-BER-TE ! » Phybraz de commenter : « Liberté  ? Cette dernière malheureusement s'arrête là où commence celle des autres... » On lui répondit alors : « Pas chez moi. La liberté  est la condition sine qua none de mon existence. Sans elle je ne réponds plus de rien. » Quelle personnalité sans contraste. Il ne put s'empêcher d'exprimer son désaccord : « Mais vous ne pouvez nier que l'individu doive s'obliger à respecter certaines règles, quelques concessions pour le bien de la communauté ? » La voix, détachée et sans l'ombre d'un scrupule lui répondit : « Non. Je ne le nie pas. C'est juste  que je ne me l'applique pas.  C'est tout. » Voilà le genre d'homme. Tout était dit. Phybraz, connaisseur averti de la nature humaine, comprit  rapidement  qu'il ne servirait à rien d'essayer de le raisonner. Il commenta donc  simplement : « Peut-être. Mais un jour ce manque de souplesse vous amènera à des choix nécessairement extrêmes. Bonne chance mon cher. » Il voulut prendre congé. Ses affaires l'appelaient. Mais la voix changeante prit tout à coup une note sournoise et moqueuse : « L'Empire ne  dictera pas sa loi  toujours.  Non plus que le Pacifique d'ailleurs. L'équilibre par nature est voué à être entamé. » Il se retourna. Quand ? Comment ? Pourquoi ? Qu'avait-il raté ? Il s'insurgea, inquiet : « Comment ? Pourquoi dites-vous cela ? Parlez ! »

L'homme  couleur de cuivre reprit sa  voix enjouée et persifla, heureux : « Ahahaha !!! Voilà qui te touche l'ami ! J'en étais sûr. C'est là pure logique. Crois-tu sérieusement que dans ce monde les choses soient amenées à durer, qu'elles demeurent éternelles ? Non ! Mais non ! Tout se meut, tout ce qui est un aujourd'hui sera deux demain... » Il s'arma d'une respiration et, se retournant en le dévisageant, lâcha comme un pavé dans la  marre : « Ou rien... Néant ! Zéro ! » Il rit de plus belle. Phybraz outré  commença : « Balivernes ! Stupidités ! Quelles analyses fondées ? Sur quoi vous basez-vous pour oser... » On le coupa. « Tssssss... Suffit noble victorien. Je  vois  à tes  hardes que tu proviens de l'Empire. Je ne suis pas ton ennemi tu sais. Je t'aime bien, tu as de l'esprit, tu sais jouer. Mais écoute ce que je te dis : A force de s'élever l'on finit toujours par tomber. Ton Empire, de même  que les Neuf grands Pays ne peuvent durer. C'est l'ordre des choses. Et cet ordre-là touche à sa fin, pour en enfanter un autre. Prends tes dispositions d'accord ? Hinhinhinhinhin ! » Il s'esclaffa. Cette voix respirait d'une honnêteté presque bouleversante bien qu'incohérente. L'intégrité de Phybraz de même que son statut ne pouvaient  ne pas défendre son monde, son ordre : « Le Saint Empire ne tombera pas, je ne le laisserai jamais faire. Nous avons certes besoin de changements, de nous adapter aux temps à venir, mais je lutterai pour le futur de Victoria ! »

Quelle  impulsivité... L'homme l'observa  un moment avec compassion. Une forme de respect s'instaurait, animant ses yeux : « Je vois... Je t'aime bien l'ami. Fais attention à toi. Tout ce que tu connais est sur le point de changer... » Il recula souriant puis non sans grandiloquence, salua d'une pirouette. Et là l'improbable, l'inattendu : « Au fait. Pour tes nombreux questionnements, j'ai une sorte de cadeau... » Il s'éloigna encore : « T'es-tu demandé pourquoi Shun et Rolann sont réapparus en même temps, et pourquoi il n'y a guère, ni l'un ni l'autre n'existaient dans leurs contrées respectives ? Je te l'ai dit... Cet ordre est amené à changer. Hinhinhinhin ! » Il salua de la main sans le regarder et comme Phybraz allait le rattraper il s'effaça dans l'ombre des  arbres immenses de la forêt des dalles. Mais que voulait-il dire ? Shun et Rolann... Quel rapport avec  eux ?  Savaient-ils quelque chose ?  Il devrait en avoir le cœur net. Trouverait-il des réponses ? Pressé il se dirigea vers la Faculté Universelle et, à ce moment précis, il croisa Cassandra. Entourée comme toujours de ses  fidèles chevaliers elle semblait préoccupée et, sans  concession, elle lui intima de la suivre pour l'entretenir d'éléments nouveaux de la plus haute importance. Il lui faudrait donc faire preuve de patience...

Le Pacte du Roi Livre IOù les histoires vivent. Découvrez maintenant