Lune Noire

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Sur les toits clairs azurés, enlacé par une épaisse brume humide en cette nuit de printemps, Yoroï attendait pensif. Pourquoi lui commandait-on de se présenter céans ? Pourquoi sur les hauteurs de la ville blanche? Il n'avait certes pu éliminer Eleanor... Oh bien sûr, cela l'arrangeait. Comment assumer l'homicide d'un être pour lequel il avait nourri, et nourrissait encore, des sentiments aussi forts, aussi intenses ? Pourtant épargner sa mort, signifiait sans doute perdre en retour sa propre vie. Cela en fin de compte, ne s'avérait rien de moins qu'un sursis. Ceci, et tout le reste, dépendrait uniquement du Maître... Il ordonnait, décidait, pesait et sanctionnait : « Il a droit de vie et de mort sur nous tous. » Surtout de mort se surprit-il à penser non sans ironie. S'il s'avérait capable de rire de son sort, alors tout espoir restait permis. Il en avait toujours été ainsi de sa vie. Puis le vent glacé. Du fond de l'air froid meurtri, une odeur d'agonie cendrée,  gelée se répandit alentours. Il crut percevoir un vol macabre de corbeaux fils de la lune et se rendit compte qu'effectivement un par terre de ces oiseaux maudits s'avançait doucement vers lui. La lune, il le jurait, était désormais noire. Plus de doutes... Il était là. « Tu as failli Yoroï... Pourquoi la vie est-elle encore riche et abondante en cette enfant ? Elle tient du déséquilibre. Tu le sais pourtant...» Yoroï voulut répondre. Pourtant quelque chose l'en empêchait. Mais quoi ? Et puis l'évidence cruelle : la peur. Une peur mortelle. Il nourrissait tout à coup pour son maître une terreur si effroyablement ancrée en lui-même que les mots restèrent prisonniers de son corps entier. Puis il s'obligea à penser au pire. S'il s'avérait incapable de fournir d'explications crédibles ou avantageuses, il mourrait purement et simplement. Il se mordit au sang l'intérieur de la lèvre en priant tous les dieux que le maître ne le vît, puis articula le plus calmement possible : « Je n'ai pu l'occire à cause de l'arrivée imprévue d'une paciféenne et d'un Chevalier victorien. Sans eux je... » Sans hausser le ton, en mêlant cruauté et suave perfidie à sa parole, le maître répondit en le coupant : « Une gamine et un Chevalier t'ont fait fuir ? Ne te moque pas de moi Yoroï... »

Un oiseau lugubre vint se poser sur l'épaule de son interlocuteur et juge. Commandant à la nuit ce dernier plongea son regard dans les yeux du corbeau et par sa seule volonté le fit disparaître silencieusement dans des flammes bleues luminescentes. Yoroï d'ajouter : « Mais... J'attire votre attention sur le fait que cet homme est le capitaine des Faucons de l'armée victorienne. Ses capacités et sa bravoure sont réelles. Il rivalisait avec les miennes... » Le maître marqua alors une pause. Puis comme s'il éprouvait un certain plaisir il distilla posément : « Le capitaine des Faucons dis-tu... Ce Neil Highwind si je ne m'abuse ? Intéressant. Très intéressant... Peut-être finalement allons-nous laisser ta petite protégée vivre plus longtemps mon ami. » Yoroï de souffler. En plus de ne pas périr lui-même cette nuit, Eleanor vivrait peut-être encore elle aussi. Pourtant un soufflet le ramenait à l'effrayante réalité : « Mais j'y pense. Cela n'explique guère pourquoi elle n'est pas morte avant ? Tu avais largement le temps de l'occire. Que cherchais-tu ? Un appui à Victoria ? Une alliance ? » Yoroï ravala à s'en étouffer son amère salive. Rien ne lui échappait donc jamais ? « Si tu cherches à grandir... Ou à me surpasser, il te faudra m'éliminer et prendre ma place Yoroï. Sinon tu mourras. Lentement, difficilement de mes propres et savantes mains. N'est-ce pas mon cher fidèle? » Il marqua un temps court trahissant ainsi le plaisir aigu éprouvé à menacer, à n'offrir que désespoir de manière générale, tout spécialement à ses proches : « Le pourrais-tu Yoroï ? Pourrais-tu m'ôter la vie et prendre ma place ? Si tu y penses ne laisse pas passer cette chance car en cas de doute... » Un sourire mauvais se dessinait sous la lune noire. Yoroï tremblait de tout son être et sa transpiration mouillait les jointures de ses articulations chancelantes. Il balbutia que jamais il ne penserait à pareille folie. Il jura et assura de sa fidélité. Déçu presque, le maître commenta : « Toujours aussi brillant... C'est pourquoi tu es dangereux. Bien, laissons le cas de la princesse ingénue pour l'instant. »

Il se tourna vers sa droite. Au loin, sur les toits bleus l'on perçut arriver un garçon plus jeune habillé d'une tunique ondulée verte et transparente sur des pantalons blancs. Léger et feutré. L'accompagnait un grand homme basané, à l'allure sage bien que déterminée. Sa tenue de facture similaire arborait une blancheur immaculée et de multiples plis. Il ne s'inclina pas en les rejoignant. L'épais front large du plus jeune supportait des cheveux d'un roux presque rouge et une natte tombait sur le côté gauche. Dans son dos une bassine en cuivre. Yoroï pensa : Sôra Tamachi... Tu as donc survécu. Pour vivant, il l'était. Le maître s'étala quelque peu sur les détails de leurs projets futurs. Log répondit par l'affirmative et Sôra se campa derrière un mutisme inquiétant: « Bien. Et pour les autres ? » Le maître siffla : « Et bien pour les autres vous suivrez le plan tel qu'il a été décidé. Et... » Un léger bruit, une respiration trop soutenue. Yoroï se mit en garde : « Nous ne sommes pas seuls. » Sôra se retourna mauvais et Log lâcha : « Partez. Je m'en occupe. Nous suivrons le plan. » Le maître ainsi que Yoroï disparurent dans la sombre épaisseur de la nuit. La lune récupérant son éclat naturel découvrit une ombre. Un moine du Temple de l'Eau écoutait et ce depuis le début de leur conversation vraisemblablement. Usant du Pouvoir il se dissimula dans l'obscurité afin de fuir. Mais Sôra le pourchassa. Il courut pendant quelques minutes mais fut rapidement rattrapé et esseulé. La poussière de quartz s'étala sous les étoiles. Le moine armé d'un bâton long frappé du dragon d'eau du Pacifique usait de sa connaissance rompue du Pouvoir. Il contenait facilement les attaques du jeune homme. Paré à répondre il esquissa un mouvement de contre-attaque qui ne toucha jamais...

Les yeux révulsés il quittait le monde des vivants, l'esprit tourmenté par sa tâche inaccomplie : Le haut conseil devait savoir, il fallait avertir les Magistères. Un râle et la vie s'était tout à fait échappée de son corps parcouru d'inélégants soubresauts. Log retira son avant-bras qui perçait le pauvre ascète de part en part et, les mains jointes, pria pour son âme torturée. Puis rappelant Sôra il s'exprima : « Rentrons. Nous avons du travail. » Alors que ce dernier suivait la superbe lumineuse de Log, il ordonna à la poussière de roche de s'emparer du corps et de le réduire en miette, de le ronger jusqu'à ce qu'il ne reste plus rien de l'homme qui les avait épié quelques minutes plus tôt. Et se demandant si la roche lui avait totalement obéît en faisant son office, il remarqua que sur le tapis herbeux qui les supportait dans leur retraite circonstancielle des fleurs s'épanouissaient cette nuit-là. Ému par ce contraste frappant, éphémère entre la vie tout juste sacrifiée et ces jeunes boutons luttant pour exister il ne put s'empêcher de murmurer heureux et philosophe dans la nuit printanière: « La renaissance des fleurs... ». Une larme confuse et honnête lui lézarda la joue. A fleur de peau, fiévreux de plaisir, il en ressentit une vive et indescriptible émotion qui le rapprochait d'une jouissance extatique. Log, conscient des verticalités psychologiques de son jeune protégé se demanda si un jour cet esprit biaisé trouverait jamais le salut...

Le Pacte du Roi Livre IOù les histoires vivent. Découvrez maintenant