Le Pacte du Roi Livre I

ELEANOR

Il y avait comme une incohérence, un problème de fond. Pourquoi ressentait-elle toute cette empathie, toute cette douleur au fond d'elle-même ? Pourquoi ce sentiment de révolte l'animait-elle avec autant de virulence ? La fille qu'elle détestait, ou plutôt qu'elle enviait, celle qui lui avait dérobé son premier élan amoureux, celle qu'elle avait combattu, celle qui s'était mise entre elle et Shun, cette rivale... Izumi gisait inconsciente et dénuée d'émotions, froide et stupide au milieu de la cohue, au milieu des combats. Une mort abjecte. Condamnée à l'éternité pour avoir sauvé l'être chéri. Ses cheveux longs et lisses, tellement purs que la lumière du soleil s'y reflétait féroce et belle. Izumi, son ennemie, était partie pour de bon, à jamais. Elle aurait dû en ressentir un soulagement, une sorte de joie satisfaite. Pourtant rien. De tout cela elle ne percevait qu'un dégoût, une envie de déglutir infâme, liée à l'insupportable vérité : leur impuissance les avait conduit tous à ce couronnement incertain et accablant. Nous ne sommes rien... Devant ses yeux dilatés d'étonnement tout semblait se dérouler au ralenti désormais. Shun à genou serrait aussi fort, aussi durement qu'il le pouvait son amante roide. Friedrich, Sakura, Nadia et ses hommes se battaient comme des diables, comme des fauves pour empêcher les soldats vêtus d'amples uniformes bruns de les pourfendre et d'atteindre les positions retranchées de Hilda et Tetsuo. Quelle douleur. Elle croisa les yeux de Shun. Toute raison s'en était manifestement allée. Quelle désolation, quel désastre tourmenté. Le cri quasi ininterrompu qui s'échappait de sa gorge la pétrifiait : il étalait son innommable affliction sur tous les êtres alentours. Eleanor en frappa de rage et d'amertume sa cuisse figée. Pourquoi ? Pourquoi fallait-il que tout se passe de la sorte ? Oh... Elle ne s'indignait pas tant de la mort de la paciféenne que cela. Au fond ce qui la tracassait réellement c'était que sa nature l'empêcherait de profiter de la situation... Elle se savait princesse, noble de cœur et de sang. Jamais elle n'userait de ce chemin que lui proposaient le fourbe destin, la cynique providence. 

Jamais elle ne profiterait de l'abattement de Shun pour se rapprocher de lui. Et c'était précisément cette humanité, cette fière conscience qui l'insupportait... Il serait tellement simple de se laisser aller à un facile réconfort, à une accessible faiblesse. Certes... Mais non ! Elle était Eleanor de Victoria. Jamais elle ne se rabaisserait à cela. Yoroï, ce traitre... Au moins lui avait-il apprit quelque chose. La facilité du cœur n'engendrait souvent que souffrance et manipulation. Elle ne voulait plus mentir, ni aux autres, ni à elle-même. Alors en ramenant ses mains sur sa poitrine, croisées l'une dans l'autre sur le rugueux nuage stellaire brodé, en regardant son piteux ami, en effectuant un tour d'horizon angoissé, elle s'époumona tendue mais volontaire : « Ecoutez-moi ! Nous ne mourrons pas ici ! Nous devons nous battre, nous devons lutter. Résistez mes amis ! » Nadia, pourtant confiante, lui rétorqua d'emblée : « Eleanor ! Je te suis mais nous ne pourrons pas tenir bien longtemps. Ils sont trop nombreux et nous sommes épuisés... » Que faire ? Comment se sortir de cette impasse ? Et puis elle comprit. Si quelqu'un pouvait les sortir de là c'était bien Shun... Ses capacités, sa force, ses aptitudes évidentes pour le Pouvoir. Elle observait Sakura. Cette dernière faisait preuve d'un remarquable sang-froid. Contrairement à Shun elle ne perdait pas pied, bien que sa détresse fût réelle. Sa meilleure amie était morte, assassinée par l'ennemi. Tout cela à cause de Yoroï... Et, véritablement ou non, quelque part tout cela était aussi à cause d'elle. La faiblesse de Shun devenait dangereuse pour le groupe. Friedrich essayait de le protéger mais cela l'empêchait de tenir les positions. Les efforts réels de Tetsuo n'entamaient guère les attaques des soldats de Rokku. Il n'avait que trop perdu de sang et c'était un miracle qu'il tînt encore debout. Un miracle et l'art effrayant des Magistères, se dit-elle. Même si elle connaissait les grands principes de l'acupuncture paciféenne, Hilda s'avérait d'un tout autre niveau. Tirer  ainsi un homme des griffes enserrées de la mort.