Rolann courait depuis presque une heure. Gagner la cote depuis la lance d'Or ne s'avérait guère aussi long normalement. Pourtant avec tous ces assaillants, ces hommes vêtus d'uniformes variant du sépia au noir, en passant par le bleu foncé, ils avaient perdu des minutes précieuses. « Faites que nous arrivions à temps... », s'était-il surpris à murmurer. Le Juge Loguard, trop vif, trop rapide, les avait distancés depuis longtemps. A chaque coup qu'il portait il se demandait s'il pourrait jamais utiliser ce qu'il avait appris à Tôh-Sat. Pourtant user des techniques apprises du Juge demandait beaucoup trop d'énergie pour la gaspiller sur le champ de bataille. A plusieurs reprises il en avait eu l'idée, croyant trouver une opportunité. Mais rien. Le temps jouait contre eux. Les ennemis se faisaient toujours plus nombreux, toujours plus agressif et surtout vicieux. Et puis cette vision incroyable, inattendue, providentielle. Alors qu'ils se dirigeaient vers le Sud-Est, obéissant aux ordres de Qinn Loguard, ils tombèrent né à né avec un groupe de jeunes gens qui ne leur était pas inconnu. Les regards se croisèrent et tous, en proie à l'étonnement et à la plus vive des stupéfactions, se figèrent dans la cohue menaçante. Irneh le premier prit la parole : « Où allez-vous ? Vous êtes bien du Pays de Rokku ? Expliquez-vous ! » Ils tremblaient d'énervement, parfaitement conscients de ce qui adviendrait inévitablement. Alors Toji prit la parole : « Et bien nous nous retirons. Cette situation nous est tout à fait étrangère et nous... » Pendant qu'il essayait de gagner du temps Rolann attaquait déjà. Il se rua sur Sôra qui, prit au dépourvu, n'eut guère l'opportunité de se défendre consciemment. Au lieu de cela, pendant que le jeune draguien le rouait de coups de poings, le quartz qui toujours le protégeait l'enserra, créant un voile de protection semi-rocheux. Le dernier des crochets faillit lui décoller la mâchoire. Heureusement pour lui, la peau artificielle durcie faîte de quartz s'était muée en véritable armure. Il laissa s'échapper un râle mauvais : « C'est tout ce que tu peux faire ? Suis-moi, froussard... »
Comme porté par un souffle nouveau, Sôra se remit sur pied, reprit sa course effrénée et disparut, laissant derrière lui les deux groupes. Il prit la direction du Nord, épousant le dénivelé des escaliers monumentaux qui descendaient infinis vers la cité d'albâtre de Kimôto. C'était à n'y rien comprendre. Pourquoi un tel revirement ? Rolann, Irneh, Iperio et Julia semblaient ébahis. Mais Toji et Sân manifestement atterrés, semblaient tout aussi désabusés. Toji murmura exaspéré : « Mais que nous fait-il encore ? » Sân secoua la tête donnant l'air de ne pas comprendre, inquiète : « Sôra... » Rolann n'y teint plus. Obsédé par celui qu'il identifiait comme son ennemi il perça la compacité créée par tous les anciens participants de l'Épreuve et s'élança à la poursuite de Sôra ! Julia voulut elle aussi les suivre mais Iperio la retint : « Inutile. Tu ne les rattraperas pas, par ailleurs tu risques de prendre plus de coups que d'en donner. Nous avons une mission, nous ne pouvons y déroger. Il nous reste ceux-là... » Et comme le géant finissait, Irneh reprit tout de go : « Parfaitement. Désolé les amis mais je ne vous donne aucun crédit. Vous êtes des ressortissants du pays de Rokku, vous savez forcément ce qu'il se passe. Répondez-nous ! » Le temps des pourparlers s'étiolait. Toji s'arma de ses bâtons longs et de sa chaîne tandis que Sân extirpait de nombreuses aiguilles de ses deux imposants chignons. Le combat, s'il semblait inévitable, serait sans merci... Au loin plus au nord, Rolann poursuivait à perdre haleine Sôra. « Reviens, pleutre, fuyard ! Tu m'insultais de froussard mais te voilà qui me fuis à la première véritable confrontation ! » Sôra ne se retourna pas. Il n'avait cure des remontrances. Que fuyait-il au juste ? La cavalcade dura comme cela dix bonnes minutes. Et quand ils croisaient des ennemis potentiels, Sôra se chargeait de les mettre hors d'état de nuire. Rolann n'y entendait rien. Les actions de Sôra Tamashi juraient d'avec ce qu'il aurait convenu en pareille situation.
Puis se dessinèrent au loin les orbes géants de la Bibliothèque Universelle. Sortes d'œufs titanesques faits de bois, de verre et d'acier qui dominaient le contre-bas de la Forêt des Dalles. Sôra se retourna pour vérifier qu'on le suivait encore. Effectivement ce diable de draguien le talonnait. Il le toisa : « Disparais. Si tu continues je t'éliminerai. » Aucune méchanceté mais une certitude ambiguë et dérangeante. Rolann ne s'arrêta pourtant pas. Alors Sôra, qui déjà s'élançait sur la passerelle de bois qui longeait la foret entre deux corniches, la sectionna à l'aide de la roche malléable à qui il avait ordonné de se matérialiser, coupante, aussi dure que l'airain. Rolann fut bloqué, arrêté net dans sa course. Il l'apostropha : « Comment oses-tu ? Pleutre ! » Mais le garçon aux cheveux d'orpiment ne l'écoutait plus. Le draguien dut contourner le vide, passer par la forêt elle-même, se hisser à main nue dans l'espace s'agrippant aux racines visibles des arborescences aux confins de l'épaisse masse végétale, avant de pouvoir récupérer les chemins de la terre ferme. Quand il gagna enfin le parvis de la Bibliothèque Universelle et ses nombreux abricotiers d'argent millénaires, dont les troncs puissants irradiaient de leur présence imposante le sol grisâtre fait d'ardoise noirâtre violacée, ce qu'il vit le cloua net. Sôra libérait les oiseaux voyageurs utilisés pour envoyer les messages aux autres Magistères du Pacifique. Il y en avait un peu dans toute l'île mais ceux de la bibliothèque s'avéraient assez nombreux du fait du nécessaire besoin d'alimenter les postes des bibliothécaires situés dans les autres îles de l'archipel. Rolann le savait car le Juge Qinn le lui avait expliqué lorsqu'en route pour Tôh-Sat, ils s'étaient arrêtés à la Bibliothèque Universelle. Néanmoins ceci n'expliquait en rien pourquoi Sôra les libérait les uns après les autres. Il hurla : « Vaurien ! Tu voles des oiseaux maintenant ? » Sôra ne daigna pas même lui allouer un regard. Il finit prestement sa besogne et une fois les oiseaux libérés se retourna : « C'est bon. Ils sont sauvés. Tu vas mourir tu sais ? Tue, tue, tue... »
Il frotta machinalement son front trop large et caressa la longue natte unique qui lui tombait sur la tempe droite. Rolann ne put étouffer son questionnement : « L'île est à feu et à sang, les tiens se battent et vont affronter mes amis ! Pourquoi diable t'es-tu enfui ? » Sôra parut profondément ennuyé. « Pourquoi, pourquoi, pourquoi... Peu importe pourquoi. Tu ne comprendrais pas. Personne ne peut comprendre. J'ai faim... J'ai tellement faim. » Il marchait de manière désarticulée, comme un pantin, vide de vie, d'énergie. Rolann était hors de lui : « Mais réponds ! Pourquoi les as-tu abandonné, libérant ensuite de leur cage ces stupides volatiles ? » Alors Sôra se figea. Quelque peu courroucé il accentua sur chacune de ses syllabes : « Pourquoi diantre ne comprenez-vous jamais rien ? Vous êtes si limités... Je ne les ai pas libérés comme tu le dis m'infligeant ton ignorance crasse. Je leur ai sauvé la vie ! » Rolann était consterné. Il les avait sauvés ? Mais de quoi parlait-il ? « Cela ne sert à rien que je te raconte mais je vais quand même le faire... En temps normal ils sont bien mieux enfermés, l'on peut les protéger de la méchanceté des autres, des gens. Mais là avec tout ce qui se passe, ils peuvent disparaître par mégarde dans une rixe ou si les accrochages se déplacent. Alors je suis venu leur ouvrir la cage pour qu'ils partent ! Comme cela ils ont plus de chances de survivre. Tu comprends draguien ? » De la consternation Rolann passait à l'affliction. Mais qu'est-ce qui n'allait pas chez lui ? « Et... Et c'est pour cela que tu as laissé tout le monde entre-tuer ? Pour ces oiseaux ? » Sôra le coupa exaspéré : « Ce ne sont pas des oiseaux comme tu dis. Ce sont des geopanices du Pacifique. Une espèce élevée depuis des siècles par les magistères et qui... » Rolann frappa du poing au sol. Tellement violemment qu'il en saigna : « Mais tu vas te taire ? Te rends-tu compte que tu prends le risque que des êtres humains ne trépassent, ton frère et ta sœur si je ne m'abuse, pour sauver tes geo je ne sais quoi !? » Sôra se crispa. Il ne parut pourtant pas entamé par la réaction de son adversaire potentiel : « Et alors ? » Rolann s'irritait. Il ne pouvait accepter un tel déni pour les autres, un tel mépris pour la nature humaine, un tel recul par rapport à la responsabilité d'autres vies. Quelque part cela lui rappelait ce qu'il haïssait chez quelqu'un qu'il ne connaissait que trop. Cette froide distance... Pourtant il ressentait en plus chez Sôra un désintérêt profond pour les autres ; qui qu'ils soient. Ce dernier jouait avec sa natte : « Tue, tue, tue... J'ai faim. Il faut que je mange. Tu n'aurais pas à manger ? Non pas vrai ? Vous ne servez à rien de toutes les manières... A rien ! »
Rolann prit la position fétiche apprise du Juge Loguard et signifia ainsi qu'il allait attaquer. Puis, sans plus attendre il se rua sur son adversaire. Ce dernier ne le considéra qu'une fois qu'il se montra véritablement dangereux. Une fois qu'il attaqua. Il esquivait toutes les frappes très facilement. Il avait tout bloqué jusque là. Puis recula et expirant dit sans animosité : « Tu m'énerves tu sais. Jusqu'ici j'essayais d'obéir à père et j'ai fait tout ce que Log m'a ordonné. Mais là je ne veux plus. Je suis fatigué. » Rolann n'y entendait rien. Cependant il percevait une chose très clairement : il ferait payer à Sôra son attitude: « Je ne goûte guère tes idioties. Par contre je sais une chose, je vais te faire mordre la poussière. Tu vas payer pour ton comportement lors de l'Épreuve contre Erik ! » Sôra le considéra tout de même. Il le toisa de l'assise au chef puis sans émotion il siffla venimeux : « Me faire payer ? Ils se sont donnés le mot aujourd'hui on dirait, pas vrai ? L'autre disait la même chose. » A qui parlait-il ? L'autre ? Quel autre ? Rolann s'en inquiéta. Pour une raison inconnue il s'attendait au pire. Et on lui répondit : « L'autre paciféen. Shun je crois. Pas bien fort. L'a mordu la poussière tout de suite. Comme ça... » Il jouait avec le quartz et les grains tombèrent nombreux de sa main, comme s'il voulait souligner la fragilité de la vie avec ce geste. Rolann incrédule répéta un peu sot : « Shun... Shun. Tu veux dire que tu as battu Shun ? » On lui expliqua que oui et que cela avait été d'une facilité déconcertante. Presque une perte de temps. « Tu vas payer... Je vais te réduire en miette, malade... » Pour la première fois depuis le début de leur opposition Sôra l'observa comme s'il avait le début d'une importance : « Tu quoi ? Tu vas me quoi ? Je t'ai toléré jusqu'ici mais ne prends pas tes désirs pour des réalités. Tu n'es rien. Vous n'êtes rien tu entends ? Rien ! » Mais Rolann ivre de colère et de vengeance s'abattait comme un félin, comme le lui avait appris le Juge... Erik, Shun... Je vous apporterai votre revanche ! Venger Erik était une évidence. Mais Shun... Malgré toute l'inimité qui existait entre eux, « lui » seul avait le droit de le battre. Et bien au-delà de tout le reste, quelque part, Shun représentait dans ce monde la preuve de qui il était, de son authenticité, de son existence. Personne ne pouvait prétendre entamer ce lien, et surtout pas un être aussi abject que Sôra...
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Le Pacte du Roi Livre I
FantasyQuelque part dans ce monde, sur la plage de "Kotobikihama" au large de Kyoto, Rolann et Shun s'affrontent au travers d'une violente joute verbale révélant les non-dits douloureux des années passées. Nous sommes en 2011 et le pays du soleil levant v...