ARWIN et ANDERS III

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Articulant réellement pour la première fois depuis des jours. La langue semblait pâteuse et les mâchoires endolories. Au loin la lumière. De la véritable lumière. Arwin ne put s'en empêcher et courra, courra le plus vite possible en affrontant la poussée du vent. Se faufilant au travers de la herse épaisse qui protégeait l'entrée du gigantesque corridor elle sauta dans l'inconnu. Mais quel spectacle ! Ses pupilles violettes n'était pas habituées à un tel éclat. Elle releva sa capuche de fourrure, fit de même de la combinaison fine qui lui couvrait le crâne, la bouche et offrit au monde son visage d'ange et ses cheveux d'un blanc polaire.

Elle ne put résister longtemps. Froid et lumière auraient eu raison de sa beauté pâle mais elle voulait se rassasier de réalité. Se tournant vers les braves, les Gardiens, elle ne put réprimer un rictus de remerciement. Eux aussi se nourrissaient de cette beauté qu'offrait la surface. Mais déjà Sinorvieja les rappelait. Leur devoir était de servir la cité de glace. Arwin les embrassa tous, chaudement. Elle apprécia l'étreinte de Badurnn le puissant. Écouta les recommandations de Balor le réfléchi et pria avec Fenella la prêtresse des vents.

Quand Maengwad le vif lui remit un long paquet elle fut sidérée d'en extraire un arc blanc en ivoire. Il était aussi grand qu'elle, sa forme recherchée et harmonieuse présentait des courbes vives et acérées. La corde bandée semblait en fibre d'acier. Elle essaya de le bander mais n'y arriva que difficilement. Il sourit et lui dit qu'avec de l'entraînement elle y parviendrait. Elle le prit dans ses bras. Enfin pendant qu'ils prodiguaient à Aeon les mêmes soins elle vit Anders s'avancer. Timidement il lui souhaita bonne chance et l'embrassa. Puis lui aussi lui remit quelque chose : un petit couteau tranchant comme un rasoir aux armoiries de la famille. L'avait-il fait faire, acheté, volé ? Peu importait...

Le geste l'émut et elle versa une larme. Il découvrit ses dents blanches et traîna sa masse hypertrophiée vers les gardiens. Alors qu'ils se préparaient à partir un bruit sourd couvrit l'espace. Le même que dans le tunnel mais en beaucoup plus perçant. Et puis, sous la clarté brune et or de ces mondes inconnus, fracassant sous ses pas le sol dur, une vision d'horreur. Un Gros Ours. Non. Un Ours sans commune mesure avec ce qu'elle avait vu auparavant. Il devait bien faire six mètres de haut. Les Gros Ours en faisaient trois ou quatre. Mais là c'était proprement fou.

Il tenait dans sa gueule béante et ruisselante de sang ce qui semblait rester d'un gigantesque poisson. Un requin peut-être ? Mais déjà sa patte énorme, grosse comme cinq hommes s'abattit violemment sur notre groupe. Heureusement sa vue n'était pas bonne ou alors ce n'était là qu'un avertissement. Ils reculèrent. Et puis avant qu'Anders n'ait le temps de pleurer et de se plaindre les braves entraient en action. Poussant derrière eux Arwin ils ne tinrent pas compte des glapissements de son frère jumeau et sortirent leurs armes sacrées... Badurnn deux glaives immenses, Balor le réfléchi se positionna à l'arrière en position de méditation et Fenella ouvrit sa cape et de ses gantelets s'échappèrent le vent et l'éther. Maengwad courait loin autour, tirant une sorte de corde qui paraissait aussi d'acier et de fer, une chaîne en fait. Arwin se recroquevillait médusée...

Donc c'était cela les Gardiens en action. Aucune peur, aucune hésitation dans chacun de leurs gestes, dans chacune de leurs décisions. Badurnn bloquait les pattes de cet animal d'un autre temps. Comment ? Seuls les dieux le savaient. Encore qu'il remercia en son for intérieur les ingénieux forgerons de Sinorjieva et leur science au-dessus de toute autre. Sans leur génie il aurait péri depuis bien longtemps. Il en allait de même pour Fenella. Comment diable ces bourrasques faisaient-elles pour s'échapper de cette sorte de maille qui lui protégeait les avant-bras ? Car, croyez-le ou non, il ne s'agissait en rien de magie, d'invocation divine ou d'un quelconque pouvoir légué. Non !

Les sinoviens brillaient en tout par leur esprit d'innovation, faites-vous donc à l'idée qu'il s'agissait bel et bien de science mêlée d'un artisanat ingénieux. Quand Badurn s'éveilla de sa courte méditation il avait trouvé. « Fenella ! Vises ses jambes et défais son assise. Maengwad tu dois passer ta chaîne entre ses jambes ! Badurn continue à nous protéger et Arwin ! » Arwin... Il fallait tromper la vigilance de l'ours qui se déchaînait sur les énormes glaives de Badurn. Mais Arwin s'avérait incapable de bander l'arc correctement. Le temps passait. Ils allaient simplement mourir, les glaives résistaient héroïquement mais les épaules de Badurn lâcheraient bientôt.

C'est alors qu'Aeon que tous avaient oublié s'empara de l'épée offerte quelques minutes plus tôt par les Gardiens et se rua aux côtés de Badurn. Balor eut simplement le temps de hurler qu'il devait rester à couvert et déjà l'épée volait avec le bras du pauvre garçon encore accrochée à la main. Il n'eut guère le temps d'avoir mal car le monstre s'empara de son tronc et dans sa gueule fit faire à son corps des mouvements incohérents et désarticulés. Profitant de ce moment de répit le défenseur lui coupa les jarrets alors que la chaîne entourait les chevilles. Le vent puissant de la prêtresse soufflait de plus en plus sur le sol et dans un rugissement de douleur la bête s'affaissa à la renverse.

Sans réfléchir plus les quatre Gardiens sautèrent sur l'ours gigantesque et le plantèrent, le pourfendirent tant et si bien qu'en quelques secondes il ne bougea plus. Quel monstre ! Arwin contemplait la dépouille de son ami. Elle vomit devant les viscères et se reprit. Anders était tétanisé. Souillé par son urine il s'agrippait au vide en rampant vers le tunnel, aveugle et pitoyable. Fenella arracha six dents à l'Ours et les distribua. Arrivant à Arwin elle la lui tendit sévèrement. Quand la jeune fille refusa elle lui dit calmement qu'elle avait participé qu'elle le veuille ou pas à ce combat. Aeon était mort en guerrier pour la protéger, elle devait prendre une dent et garder l'autre pour sa mémoire.

Ils se reprirent et restèrent un moment à soutenir les jeunes jumeaux puis creusèrent une tombe de fortune dans la poudreuse épaisse. Au bout d'une heure, peut-être deux, ce qu'Anders attendait avec impatience et qu'Arwin pourtant redoutait arriva. Ils devaient partir telle était la loi. Anders encore humide de ses larmes s'était changé à l'orée du tunnel avec les pantalons rougis par le sang d'Aeon. Ces derniers étaient beaucoup moins sales que les siens et Fenella l'avait obligé à le faire. Arwin sentant le désarroi et la terreur s'emparer d'elle se força à penser à autre chose. Elle était une prêtresse, les dieux l'aideraient quoi qu'il advienne.

La prophétie l'avait choisie elle ! Ce n'était certainement pas pour rien. Claudiquant de plaisir à l'idée de rentrer enfin Anders suivait les Gardiens qui passèrent le « pas » du tunnel. Balor, la lance de fer qu'il avait sortie pour terrasser l'immense animal à la main, demanda à Anders s'il voulait dire au revoir à sa jumelle. Ce dernier hésita de toute sa ronde masse puis se retournant fit un signe inanimé à Arwin. Il sentit un choc violent sur sa nuque puis plus rien. Quand il s'éveilla il était seul dans le jour rosâtre des nuées polaires. Il chercha les Gardiens, ils avaient disparu. Sa sœur, absente. On l'avait sans doute abandonné pour le punir de sa lâcheté. Après tout quoi de plus normal ? Il n'était qu'un couard, un veule. Fallait-il qu'il se prépare à mourir lui aussi ?

Il se dit qu'il préférait en finir lui-même et s'approcha de l'épée d'Aeon laissée certainement à son intention. Trop grande pour moi se dit-il. En touchant la garde il en perçut tout l'amer ressentiment. Il voulut se la filer au travers de la gorge mais entendit du bruit, comme des pas. De l'aveuglant brouillard sortit une silhouette, sa sœur jumelle. « Regarde ce que j'ai trouvé ! » Dit- elle souriante. Entre ses bras blancs une peluche encore plus blanche : un adorable ourson. Elle le regardait avec bienveillance. Voilà pourquoi ce Gros Ours anormalement puissant avait été aussi agressif. Il protégeait sa progéniture. Une femelle avait lâché plus tôt Fenella non sans agrémenter sa découverte d'une moue significative. La dépouille était alors encore fumante. « Je vais le garder », dit avec passion Arwin. Il va nous aider dans notre quête. « Le garder ? Notre quête ? Es-tu folle ? Que vais-je faire avec toi et... »

D'une seule main libre un revers cinglant et violent le fit presque tomber. Son corps gélatineux en trembla. Il saignait. « Aeon est mort à ta place ! Il s'est volontairement sacrifié pour nous protéger lors que tu te pissais dessus, lors que tu avais été désigné pour remplir cette mission illustre. Tu ne peux plus fuir Anders. Tu accompliras ton devoir. De toutes les manières ils sont partis depuis plus de deux heures et tu n'es pas à l'abri de te faire toi aussi occire, manger ou autre en essayant de les rattraper. Suis ton destin, lâche ! »

Sur ces mots Anders s'affaissa sur lui-même. Il n'avait même pas la force de pleurer et contemplait d'un air livide les neiges éternelles. Arwin remercia les dieux que son pleutre de frère se laisse convaincre aussi facilement alors qu'elle-même ne croyait que la moitié de ce qu'elle lui étalait au visage. Là, en haut du monde et paradoxalement seule dans sa gémellité, elle devait se fier à une évidence sournoise : jamais, non jamais, elle n'aurait dû quitter la douce cité des glaces.

Le Pacte du Roi Livre IOù les histoires vivent. Découvrez maintenant