ELEANOR II

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Eleanor allait de surprise en surprise en surprise. Cette Épreuve décidément lui donnait l'impression bizarre de la grandir... De la construire. Elle regardait le couple le plus doucereux, le plus soudé qu'elle ait jamais rencontré : Hilda et Friedrich. Ils s'aiment ces deux-là, à n'en pas douter. C'est alors que leurs deux noms apparurent en haut de l'arène. Les deux... Ils descendirent sans se presser, en trainant des pas non décidés. Une fois au centre de l'arène et entourés des débris laissés par Iperio, ils s'observèrent avec passion. Un feu brûlant s'exprimait dans les pupilles de Friedrich. Un contentement confiant dans celui de Hilda. Tous s'attendaient à les voir abandonner. Pourtant les secondes passaient... Ces secondes allaient se transformer en minutes. Que se passait-il ? Eleanor s'agrippant à son gardien de Yoroï lui demanda : « Que pensent-ils crois-tu ? » Yoroï tira sur son tabac gris et dit avec nonchalance : « Tu sais, le fonctionnement d'un couple fait partie de ces choses que l'on ne peut entendre même avec toute la science de ce monde... » Pourquoi ne bougeaient-ils pas ? Elle ne pouvait s'empêcher de se questionner à ce sujet. Plus bas, Hilda campée sur ses deux énormes mollets, le nez en trompette arrogant et le regard obtus derrière ses lunettes à reflet, semblait bloquée sur son amant élancé. Ce dernier, protégé par l'opacité de ses propres lunettes rondes, jouait en les réajustant mécaniquement. Il y avait quelque chose d'anormal. Il était décidément grand, trop grand. Et sa longue veste blanche de médecin-Magistère lui donnait un air sévère et chirurgical. Hilda, elle, flottait dans la sienne. Eleanor pensa : « Un médecin contre un autre médecin... Peuvent-ils se battre ? » Hilda n'affichait plus ce visage confiant et souriant. Quelque chose la contrariait. Puis elle finit par lancer : « Pourquoi tu n'abandonnes pas ? » Friedrich réajusta sa paire de lunettes. L'on aurait dit deux soleils devant ses orbites creux. Puis il répondit : « Je ne déclarerai pas forfait Hilda. » Elle parut très étonnée. Puis, dominatrice, elle lâcha : « Tu vas abandonner. Sinon... » Il marcha non sans prendre son temps vers elle. S'en suivit un mouvement inconscient de défense de sa part. La voix de cet homme à la taille exagérément grande couvrit l'espace normalement dévolu aux combats : « Sinon quoi ? »

Ce garçon était-il réellement Friedrich ? Hilda commençait certainement à se le demander. « Tu... Tu... Recule ! » Elle usa du Pouvoir et il fut subjugué par une sorte de vague d'aura bleutée et translucide. Pourtant cela ne l'empêcha pas d'avancer. En effet Hilda n'essayant pas de lui faire réellement mal ses sentiments de bien ne pouvaient être dangereux pour Friedrich. Ainsi fonctionnait l'usage du Pouvoir : étroitement lié au ressenti et aux émotions de ses utilisateurs. Une fois à deux bons mètres Friedrich s'exprima : « Hilda mon aimée souffre qu'aujourd'hui je ne te laisse remporter quoi que ce soit. Je n'abandonnerai pas, je te le redis. » Un pas. Puis deux. Elle reculait encore : « Mais cesse ! Pourquoi ne veux-tu pas entendre ? Qui crois-tu que je sois à la fin ? » Friedrich de toute sa hauteur répondit fermement : « Ma future femme. » Hilda en perdit l'équilibre. Pourtant elle se ravisa. Furieuse elle lui lança : « Tu vas te taire ? Cherches-tu à me faire honte Friedrich ? Ici et devant tout le monde ? Abandonne et remontons. » Il mit ses deux mains dans ses poches : « Non. » Puis posant ses yeux invisibles sur l'immense plafond il articula non sans lassitude : « Aujourd'hui Hilda je n'abandonnerai pas. Et, l'imagines-tu, toi tu vas le faire. » Elle n'en croyait pas ses oreilles. Qui était cet homme qui lui dictait sa conduite ? Depuis quand ? Elle l'entendit encore : « Tu n'y as même pas songé n'est-ce pas ? Pas un seul instant tu ne t'es dit que toi aussi, tu pourrais prendre sur toi et déclarer forfait... Ou au pire toi et moi, en même temps ? » Interdite elle en ouvrit la bouche, hagarde. « C'est bien ce que je pensais», lâcha-t-il. C'était vrai... Jamais, ô grand jamais n'avait-elle imaginé un seul instant qu'il oserait lui dire quelque chose de semblable. Pourquoi là ? Pourquoi pendant l'Épreuve ?

Elle n'était pas préparée. Que lui répondre ? Elle cherchait. Elle n'y arrivait guère. Elle balbutia tout de même : « Mais... Tu n'as jamais fait cela. Tu... » Il trancha : « Oui j'ai toujours fait ce que tu voulais. Je t'ai toujours tout passé. Et je m'y suis employé de bon cœur car je suis épris de toi. » Murmures et gloussements chez certains, tension dramatique et intérêt chez d'autres. « Mais aujourd'hui vois-tu, je veux te prouver à quel point tu comptes pour moi. La meilleure façon de le faire reste de te considérer comme une adversaire digne de ce nom et de respect. Je compte combattre pour te prouver à quel point je t'aime. » Des sons d'indignation ou d'admiration s'élevaient dans tout le temple. Certains s'offusquaient que le combat ne commence, d'autres au contraire que Hilda n'y mette pas un peu du sien. Elle serra les poings, indignée : « Tu veux m'affronter ? C'est ta façon à toi de me dire que tu m'aimes ? » Ses yeux humides devenaient méchants. Elle souffrait, défaite et étonnée. Il semblait de marbre. « Oui. Si mes sentiments sont francs je dois te le prouver. Je ne peux te considérer simplement comme une femme du commun. Tu seras un jour médecin-Magistère, tout comme moi. Je ne peux faire autrement, nous participons à une compétition millénaire et sacrée. J'entends m'y conformer ! » Hilda prit tout à coup conscience du fait que son amant était on ne peut plus sérieux. Alors, hors d'elle et profondément déçue elle leva ses poings anguleux bien que menus. Elle prit une position de garde. Ses lunettes lui cachaient brusquement tout le visage et son chignon noir tiré durcissait ses traits. Friedrich prit lui aussi une position de combat et sortant de ses plis ses fins bâtons d'acier, s'en muni d'un à chaque main. Il souriait.

Eleanor serra très fort le bras de Yoroï : « Yoroï... Fais quelque chose. Ils ne peuvent pas se battre tout de même. » Il souffla et un nuage de fumée épousa l'espace : « Si ils le peuvent princesse... C'est aussi cela l'Épreuve ! » Friedrich se rua sur son aimée. Puis, au milieu de sa course, elle cria et le stoppa net : « Friedrich ! Stupide médecin ! Tu as beau être l'homme que j'admire le plus au monde tu ne comprends rien à rien ! » Il s'arrêta. Elle reprit : « Je ne peux te combattre... Je ne le veux. Jamais ! » Yoroï ne put réprimer un rictus de contentement. Friedrich se figea : « Pourquoi ? Pourquoi ne peux-tu entendre ma requête ? Veux-tu vivre toujours comme cela ? Sans le respect qui t'est dû ? Que je te dois ? » Elle lui lança un regard venimeux plein de larmes atténué par le verre de ses lunettes : « A cause de ce que j'éprouve pour toi, pauvre sot ! Je ne pourrai jamais t'affronter car tu comptes trop. Car je t'aime ! » Il réajusta ses lunettes, pas le moins du monde entamé par l'éloquence de son amante. Rangeant ses superbes bâtons d'acier sous sa blouse il se pencha sur elle et la releva. « Et bien tu vois... Ce n'est pas bien difficile de le dire. » Elle faillit s'évanouir. Mais son caractère prit rapidement le dessus. Elle lui décocha une gifle qu'il n'essaya pas d'éviter. Sa joue gauche s'animait désormais de teintes rougeâtres. L'enlaçant il la serra le plus fort qu'il pouvait. D'abord réticente elle s'abandonna et le serra au plus fort elle aussi.

Il murmura : « Tu fais mal... Mais tu me l'as enfin avoué. » Ingénue elle demanda quoi. Alors touché il dit avec une fierté manifeste : « Que toi aussi, tu m'aimais. Tu ne me l'as jamais dit avant. » Hilda se crispa. Puis elle se relâcha. Beaucoup crièrent des félicitations : « Mais mariez-vous ! Qu'attendez-vous ! Des enfants ! Nous voulons des enfants ! » Quelques secondes après, non sans avoir déclaré forfait tous les deux, ils remontaient et gagnaient leur place au sein de leur groupe. Eleanor se sentait tellement heureuse. Ils semblaient plus proches que jamais. A un moment, dans ce bonheur retrouvé et reconstruit, Hilda questionna son homme : « Quand même... J'ai été impressionnée tu sais. Que tu décides de me combattre pour mon honneur et par amour. Tu es d'une noblesse d'âme rare... » Perdu dans l'allégresse et les grâces de sa belle, il se laissa aller à une honnêteté dangereuse : « Je n'ai jamais eu l'intention de me battre. Je me serai arrêté et aurai abandonné tu sais... Je voulais simplement que tu admettes que tu m'aimes aussi. » Un bruit sec s'ensuivit. L'autre côté de son visage rougissait et Hilda se rapprochait d'Eleanor. Yoroi s'approcha de Friedrich : « Mais que lui as-tu dit ? » Il lui expliqua. Son ami s'esclaffa et lui tenant amicalement l'épaule lui lâcha non sans ironie : « Il est des choses que la raison ne peut entendre mon ami... Tu apprendras que toute vérité n'est pas bonne à dire. Cependant fais-moi confiance, tu ne l'attendras pas longtemps. » Certes Hilda ne changerait guère et ses gifles avaient le rude gout amer du cuir sur la peau. Pourtant il savait parfaitement que ce jour-là, la victoire lui appartenait, entière et pour longtemps.

Le Pacte du Roi Livre IOù les histoires vivent. Découvrez maintenant