ROLANN II

38 5 5
                                    

Fort de cette expérience incroyable Rolann commençait à considérer différemment ce monde providentiel. Il avait beau tourner et retourner le problème dans sa tête il ne pouvait s'empêcher de penser que les gens, le système, les mœurs, tout en définitive lui semblait plus vrai. Oui plus vrai ! Plus authentique tout du moins que tout ce qu'il avait connu jusqu'alors. Quoi qu'à y bien réfléchir, lorsqu'il se baladait dans le vieux Kyoto ou qu'il visitait les temples de l'ancienne capitale impériale il ressentait ce poids, cette présence indicible de l'histoire, des mythes et des légendes. De même lorsque, plus jeune, il s'aventurait avec son grand frère dans la verte campagne des Cotswolds non loin de Londres et qu'il observait non sans étonnement ces murets de pierre sèche border les champs immémoriaux. Ou encore qu'après avoir longé de la main les vieilles bâtisses en dur, couleur de miel il se perdait dans les bois tapissés de jacinthes, les bluebells... Beauté et volupté ! 

Mais il s'agissait de moments volés à la société, à la civilisation. Dès lors que l'on épousait de nouveau la ville et ses bétons, ses fers et son acier, disparaissait le murmure sans âge des voix du passé. Et ce murmure, bien qu'il ne s'agît pas à proprement parler de passé puisque là aussi s'appréciaient les élans du développement, ce murmure il lui semblait le discerner au moindre coin de rue, dans la plus petite des échoppes, flottant sur le marbre brûlant de la plus grande des places. Peut-être aussi devenait-il fou, simplement. Comment garder son bon sens dans pareille situation ? C'est à ce moment, lors de cette réflexion précisément, qu'il comprit quelque chose d'essentiel. Au contraire de là d'où il venait il lui faudrait désormais se choisir un but à atteindre, un objectif, sous peine de sombrer dans la démence. Il ne connaissait personne, n'avait pas d'histoire, pas de véritables amis. Il fallait tout construire. En devenant Juge il répondrait en une fois à toutes ces chimères. Il faudrait se rapprocher du Juge Loguard... Il voulait en savoir plus ! Quand il gagna la résidence appartenant à sa famille, soi-disant, il passa machinalement sa main devant l'immense herse et apprécia la lumière rouge qui s'en dégagea. 

La herse bougea comme par enchantement. Il pénétra dans son jardin. Assez rapidement il se prit aux habitudes de maître que du reste il connaissait quelque peu. Après tout il avait toujours vécu avec du personnel. Mais là encore les regards, les saluts, les attentions. Tout semblait plus souligné, plus accentué. Un peu perdu il ne perçut pas son nom lancé à la volée. Alors l'on cria, il trébucha. Valère, son fidèle chauffeur, l'interpellait comme s'ils s'étaient toujours connus. Et du reste, là, c'était le cas. Pas d'accolade, pas de rire, mais une malice de petit diable et une réelle complicité dans les yeux. Comment allait-il ? Fallait-il se préparer ? Ou le laisser se reposer ? Quoi qu'il en fût son conducteur demeurait à disposition... 

Il resta coi un moment, appréciant la stature courte de cet homme jovial, son teint puissamment bronzé lui rappelant celui d'Irneh et son auréole de cheveux d'albâtre sur la tête. Il n'avait pas plus de quarante ans. Rolann sut intuitivement que ces cheveux blancs étaient naturels et non le fait du passage du temps. Plus rien ne l'étonnait. Il pénétra au sein de ce manoir énorme et en ressortit presque immédiatement non sans s'être nourri. Envoyant quelque domestique quérir le chauffeur, il essaya assez gauchement d'utiliser le même ton et de présenter le même charisme que le Juge qui l'obsédait. Quelques minutes plus tard il passait une fois encore la herse et se dirigeait vers le plus grand temple de la ville : la Cathédrale de l'Aurore. Là se trouvait, lui avait assuré Valère étonné, les offices des serviteurs de l'Aurore dont Sophia Justinia d'Auyn était une figure emblématique...

Il avait traversé la ville, s'était émerveillé des chemins pris par Valère, les couleurs indéfectiblement chaudes et puissantes, les toits aux tons multiples de roux, d'orange, d'abricot... Ci et là une nuance de safran ou de vanille. Un tableau qui en tous points rappelait que Phoexia était bien la capitale du pays du feu. Menez Draguan n'usurpait pas ce surnom. Enfin ils arrivèrent. Devant lui un bâtiment puissant fièrement élancé dans sa noble grandeur, matérialisé par un mélange de blanc d'ivoire et d'ocres assises... Haut, tellement haut, incroyablement large. Il lui semblait se présenter devant une ville dans la ville. Il n'avait pas tout à fait tort. Valère se rangeant patienta, s'aménageant une position qui semblait tout à fait habituelle, et alluma une sorte de cigarette épaisses noirâtre. L'odeur âcre qui s'en échappa lui donna des hauts le cœur mais il garda une contenance. 

Un hall sans plafond, lumineux de nombreuses verrières aux vitraux légers, étalés, illuminait l'espace dans lequel il attendait. Une sorte de moine précieux rondouillard, tout attifé d'ocre et d'azurin arriva. Dépourvu de cheveux il le toisa et lui fit mine de le suivre. Rolann s'exécutant se retrouva bientôt dans une salle basse dont les murs étaient peints d'un jaune d'ambre. Au bout de cette salle une terrasse donnait sur des jardins de céanothes. L'effet chromatique de ces nuages de bleu au fond de la suave pièce rouge méritait bien que l'on s'y attarde. Sur la terrasse une femme s'entretenait avec un autre moine, affublé des mêmes étoffes que le premier, il se distinguait par la présence timide d'une croûte capillaire au sommet du crâne. Quand il fut introduit les deux serviteurs des puissances divines dont il ignorait jusqu'aux noms disparurent dans l'obscurité avec déférence. 

Alors se tournant vers lui, pourvue d'une robe religieuse blanche au surplis ocre et azur, les cheveux lisses d'or, le visage ferme, les yeux d'un bleu d'acier, Sophia lui ordonna du regard de s'avancer. Il s'exécuta et salua comme il l'avait vu faire auparavant, le buste perpendiculaire, les yeux portés vers son interlocuteur, le poing contre le cœur. Pendant quelques secondes il se demanda s'il agissait comme il le fallait. Puis la voix de fer lui intima de se relever. Il nota qu'une épée longue dans un fourreau blanc demeurait à la taille de cette femme. Qu'était-elle au juste ? Une sorte d'évêque ? Un cardinal ? En tous cas elle possédait un véritable pouvoir, à n'en pas douter. Il lui fut demandé où il avait passé ces dernières semaines ? Il bredouilla qu'il ne s'en rappelait plus, qu'un coup sur la tempe lui avait causé quelques désagréments. « Comme c'est opportun. » Plus qu'une langue, c'était un fouet. Sophia s'étala encore sur quelques banalités puis elle demanda sèchement ce qui l'amenait ? 

Voilà donc quel genre de femme était sa tante. Pas étonnant de voir en Julia ce caractère emporté, cette personnalité fougueuse. Il fallait en avoir du tempérament pour exister à côté de ça. Il inspira profondément, se tint aussi droit que possible et récita la phrase qu'il s'était répétée sur le trajet. « J'ai bien réfléchi et je pense qu'il serait bon pour moi d'essayer d'entrer dans la Garde Royale afin de devenir plus tard Juge de Menez Draguan. À cette fin je désire participer à l'Épreuve du Pacifique. » Il ne savait pas s'il devait lui demander la permission mais il était certain qu'il avait besoin de son assentiment. Là encore aucune réaction palpable. Elle se retourna et observa les arbres bleus... Quelle beauté. Il en avait vu déjà de semblables, des lilas bleus d'Amérique s'il se rappelait bien. « Que diras-tu si je m'y oppose Rolann ? » Il remarqua que sa tante prononçait son nom comme il l'avait toujours entendu. « Je dirai que malgré tout le respect que je vous dois ma tante, je partirai. J'ai choisi ma voie. Je dois participer à cette Épreuve! » 

Était-ce l'œuvre de Julia? Il semblait déterminé. « Pourquoi tout à coup veux-tu t'engager dans la Garde ? Chez ces fanatiques du combat tout juste bons à décapiter les chefs ? Tu as réussi brillamment à l'école militaire. Naguère tu ne savais vers quelle carrière précisément te diriger et aujourd'hui tu cries que tu veux devenir Juge ? N'est-ce pas là plutôt un caprice ? » Il se sentait excédé. Allait-on toujours vouloir lui imposer ses choix ? Il deviendrait Juge. Le fait était qu'il s'exprima à haute voix. Sophia s'en inquiéta. Alors elle décida d'agir avec souplesse, elle baissa d'un ton et demanda pourquoi précisément il voulait devenir Juge ? Que voulait-il accomplir ? Il n'aurait pu l'expliquer... Pourtant il savait aussi ce qu'il ne voulait plus. Il décida de jouer la carte d'une certaine franchise.

« J'ai croisé la route d'un homme admirable. J'ai eu une révélation. Je ne veux plus jamais être un suiveur, je veux de ma propre volonté faire mes choix, décider de mon destin. Je veux que l'on me fasse confiance dans cette entreprise. » Bien que forgée dans l'airain, Sophia en fut quelque peu choquée. Ce garçon semblait fort différent de son neveu. Plus honnête, plus déterminé. Par ailleurs cette espèce d'éternelle moquerie trempée de détachement s'était envolée. Se pouvait-il que... Non, impossible. Cependant Julia voguerait bientôt pour le Pacifique. Pouvait-elle décemment autoriser Rolann à partir sans perdre la face ? Peut-être en lui imposant à lui aussi le parrainage du Juge Loguard tout en feignant un soutien de bonne grâce ? Mais accepterait-il ? Julia lui avait rapporté combien leurs relations s'étaient envenimées depuis leur petite altercation. Leur proposer le même tuteur pourrait s'avérer dangereux. Après tout le but demeurait de les garder sous son contrôle. Elle fit quelques pas les mains derrière le dos. « Qui est cet homme ? Ce fameux héros qui t'a métamorphosé cher neveu ? » Rolann regarda les céanothes et répondit sans émotion : « Loguard... Le juge Loguard ma tante ».


Le Pacte du Roi Livre IOù les histoires vivent. Découvrez maintenant