ROLANN

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Rolann se sentait reposé. Il avait dormi, tellement dormi qu'il se voyait ankylosé et lourd. Son corps endolori par les combats nombreux, la tension qui en résultait, les peurs et l'anxiété lui rappelaient la rudesse des évènements passés. Et puis aussi, quelque part, il fallait bien le dire il avait tant apprit sur lui-même et sur les autres... Sur cet incroyable monde dans lequel il vivait désormais. Qui était sien. Incroyable destin qui l'avait mené, lui et son ancien ami, dans cet univers inconnu. Et que dire de ces gens jeunes ou moins jeunes, tous armés de détermination et de capacités extraordinaires... Jamais au grand jamais il n'aurait cru un jour être témoin de telles forces existant en l'âme humaine. Car malgré les différences et les antinomiques dispositions, tous là-bas étaient des hommes... « Des hommes... » Il répéta bêtement ce mot. Il s'observa dans le haut miroir vertical, couvrant le fond de la pièce, que lui offrait sa chambre d'étudiant dans la Faculté Universelle et se trouva plus mûr. Creusé aussi. La fatigue... Il repensa par ailleurs aux morts, à son combat dans la forêt des dalles et à celui dans le temple du dragon d'eau. À ses nombreuses résolutions et à sa volonté désormais claire de devenir Juge de Menez Draguan. Il n'avait jamais autant changé et affronté ses propres peurs que depuis qu'il s'était retrouvé malgré lui là... Sur les terres arides mais chaleureuses du pays du feu, Menez Draguan ! Pourtant rien était joué, l'Épreuve loin d'être clôturée et lui-même savait-il réellement si ses choix seraient les bons...? « Advienne que pourra! » Il ouvrit les volets de bois clairs qui empêchaient la lumière du matin d'épouser la pénombre de sa chambre et perçut le chant plein de promesse d'un petit oiseau. Cela lui procura quelque plaisir, puis il s'en alla. Désormais dans les jardins sinueux et immenses de la Facultés, emplis de cheminements de pierre et d'herbe grasse, de plantes savamment taillées et d'arbres au feuillage clair, poreux, il s'enfouit dans le hall spacieux du bâtiment principal. Celui exprimant avec orgueil deux pans de toit élevés et fiers, telles les ailes de liberté soutenant l'esprit sage des Magistères.

Il se retrouva assez vite devant l'ascenseur de lumière qui irradiait le cœur du hall, avec cette sorte de jardin intérieur luxuriant entouré par des bancs blancs immaculés. Il cherchait son groupe des yeux, en effet s'étaient-ils donnés rendez-vous en ces lieux. Puis tout à coup une couleur pourpre, un regard fin doublé d'une attitude noble et subtile. « Rolann Auberouge ? Je me présente, Phybraz d'Arlénon de Rumbrum. » Phybraz... Quel drôle de prénom. Il répondit qu'effectivement il s'agissait bien de lui. « Pourquoi ? » Dans ce seul mot sonnait toute la fierté et l'arrogance draguienne. Il les avait acquise très rapidement, prouvant par la même que ces traits de caractères latents attendaient simplement de s'exprimer chez lui. Puis son interlocuteur commença sans autre forme de procès : « Tu es de Menez Draguan n'est-ce pas ? » Pour toute réponse un hochement de tête mécontent. « Depuis quand y vis-tu ? » Rolann méfiant fut dès lors plus sur la défensive encore : « En quoi cela vous regarde-t-il ? » Phybraz rétorqua que s'il n'avait rien à cacher alors à quoi bon s'énerver ? Qu'il répondit simplement. Piqué au vif Rolann répondit donc qu'il y avait toujours vécu. « Si tu y as toujours vécu où étais-tu avant l'Épreuve ? J'ai fait mon enquête, tu as disparu et... » Rolann recula effrayé. Il ne fallait rien montrer, paraître le plus naturel du monde mais dans cet état précis comment faire ? Sa poche, son casse-tête. Sous ses doigts en le retournant dans tous les sens il se détendit. Cette sensation il la connaissait. Le cuivre sous l'index et le pouce. Rugueux, travaillé, disponible... Les demi-disques s'emboîtaient les uns dans les autres, obéissant à leur géométrie tourbillonnante. Il souffla non sans détachement, avec la nonchalance qu'il avait toujours affecté au Japon, envers sa famille ou envers Shun.

Cette détestable expression contradictoire remettant en cause tout ce qui de près ou de loin représentait un ordre établit. Contraste saisissant s'il en était avec ses récentes dispositions à l'égard des Juges de Menez Draguan : « Et ? J'avais à faire. Je ne sais pas qui vous êtes et je ne vous dois rien. Mais si effectivement je vous intéresse, vous savez que j'ai perdu mes proches. J'ai eu besoin de voyager. » Quel culot ! Et quelle différence d'avec le garçon du début de cette conversation. Était-ce le même jeune homme ? Moqueur, confiant, insolent et tout à fait en marge... Il n'avait absolument pas peur. Un tel individu avait-il quoi que ce soit à se reprocher ? Pourtant Phybraz n'était pas n'importe qui, loin s'en fallait : « Et où ? Dans quelle contrée de ce monde as-tu cherché refuge ? Selon toute vraisemblance nulle part. Aucun document, aucune trace de voyage ou de séjour dans les environs du Pays du Feu ou aux postes de frontières. Aucune trace non plus dans les registres des nombreuses compagnies de plaisance du Pacifique ou du Pays de Jun. Même pas à Demetheria ! » Malgré sa confiance naissante Rolann perdait pied. Cet homme en savait beaucoup et semblait manifestement fort influent. Mais qui était-il bon sang ? Comment sortir de ce piège ? Personne ne devait savoir qu'il provenait d'un autre monde. Personne ! Il cherchait et allait répondre quelques inepties quand une voix providentielle le coupa net : « Il était en voyage pour supporter son deuil en Elefteria. Sa tante le cardinal Sophia Justinia d'Auyn et moi-même y avons veillé pour sa sureté. Il va de soi que compte tenu du rang de ce garçon, il fallait garder le plus grand secret. » Phybraz observa avec retenue le nouvel arrivant. Barbe courte, souriant et confiant, de stature appréciable et portant la toge claire des Magistères, tout en lui respirait la maîtrise du savoir. Une autre forme de lui-même pensa-t-il. La couleur brune de ses atours religieux soulignait son rang.

Phybraz salua à la victorienne, la main ouverte paume vers le ciel sur le torse et le pas croisé, la tête légèrement hochée. Ce salut fut rendu, les mains droites le long du corps, le menton légèrement penché. « Magistère Arthulian. C'est un plaisir. » « Duc d'Arlénon...» Donc ce freluquet, ce jeune roquet s'avérait être le neveu du puissant cardinal d'Auyn. Voilà un fait que ses informateurs auraient dû lui rapporter. En premier lieu d'ailleurs. On ne lui avait donné que des informations sur sa famille directe et sur ses déplacements... Voilà pourquoi il fallait toujours faire preuve de sagesse et de patience au lieu de se jeter. Il le savait fort bien pourtant. Mais les révélations de cet inconnu près de la forêt des dalles et celles de Sophia Justinia d'Auyn relayées par Cassandra, l'avaient émoussé. Ce pouvait-il que ce Rolann soit lié à l'incendie du Temple de l'Eau quelques années auparavant ? Non... Cela paressait tout de même tiré par les cheveux. D'autant que Sophia elle-même semblait à la recherche du coupable. D'ailleurs Rolann n'était pas né à cette époque, au mieux un nourrisson... Reprends-toi Phybraz ! En l'occurrence le débat était clos. Arthulian prenait la défense de ce Rolann, qu'il mentit ou non ne changeait rien au fait qu'il en répondait : « Bien. Je te demande m'excuser pour cet interrogatoire mon cher Rolann. Si le Magistère aux mille visages lui-même se montre aussi persuasif... Je m'incline. Les temps sont aux soupçons malheureusement, et personne n'y échappe.... » Il marqua un temps puis avant de disparaitre lâcha tout de même : « Tu connais ce nouvel étudiant semble-t-il... Ce Shun livré par les eaux, et providentiellement amnésique. Curieuse coïncidence, vous êtes apparus en même temps... » Rolann ne put s'empêcher de préciser, acerbe : « Ré-apparus ! En tous cas pour moi. » Phybraz non sans un politique rictus acquiesça : « Oui... Réapparu, bien sûr. » Il salua le Magistère et disparut, agrémentant son sillage d'une allure noble que seuls les puissants de l'Empire possédaient d'instinct.

Il avait beau se targuer de progressisme et d'humanisme, honnêtement du reste, il ne pouvait lutter contre sa nature d'aristocrate héritée de son nom. Surtout lorsqu'il se retrouvait en dehors de l'Empire. En le voyant s'éloigner Rolann sentit monter en lui une colère doublée d'un dédain farouches. Arthulian le sentant s'adressa à son jeune protégé : « Calme-toi jeune fougueux... Les temps sont à la crainte de la guerre et de la période sombre. Pardonne à Phybraz son entêtement. C'est un homme remarquable et un grand humaniste. Il cherche à protéger son pays, comme nous tous. » Rolann fit mine de comprendre mais en son for intérieur il fulminait. Il ne supportait plus qu'on lui manque de respect ou qu'on ose le remettre en question. Alors même que dans ce cas précis il eut tord en réalité... Il mentait après tout. Ces changements s'opéraient lentement. Petit à petit, tout ce qu'il était et n'assumait pas avant, s'affirmait de manière criante et frappante dés lors. Arthulian s'adressa directement à lui, posant une amicale main sur l'épaule: « Maintenant jeune Rolann, tu vas me dire ce que tu faisais effectivement quand tu as disparu. Il me semble que tu me le dois non ? » Rolann se sentit à nouveau piégé. Mais de façon peut-être moins formelle que précédemment. Et alors qu'il tentait de trouver une échappatoire en cette journée étonnamment chaude, un doux chant provenant du jardin intérieur lui rendit tout son courage. C'était celui du rossignol, c'était l'oiseau qui annonce le printemps...

Le Pacte du Roi Livre IOù les histoires vivent. Découvrez maintenant