Se soulageant dans les lieux d'aisance de l'établissement qu'il fréquentait régulièrement et dans lequel on le traitait un peu comme quelqu'un de la famille, il ruminait de plaisir... Il fallait dire qu'il arrosait grassement cette famille en dilapidant la nuit tout ce qu'il gagnait le jour. On brailla derrière lui :
«Absalon! Maudit fils de putain, que les gorges de Barrister t'avalent, hâte-toi où je me défèque dessus ! » Un rire gras huileux suivit cet honnête avertissement et Absalon sortit en s'agrippant à la poignée de porte. Il manqua tomber. « Abrecht mon ami souffre que je me soulage à ma guise et en mon temps ! Sinon comment veux-tu que je besogne ces douces ? » Il souleva à moitié une belle et plantureuse jeune rousse, laquelle gloussa de son joli minois en lui offrant son regard vert, puis l'embrassa sans pudeur. A la Bouche du Bas point besoin de s'embarrasser de principes, surtout lorsque la bourse précédait le geste. Abrecht rit plus fort encore et s'occupa de sa panse pleine de bière. Du haut de ses deux bons mètres, le monde lui semblait fait de nains et de généreux décolletés. Quand il regagna l'espace principal, protégé de tentures serties de chaudes étoffes, il chercha du regard son ami et le trouva entre trois donzelles.
Le visage enfuit dans les charmes de la première, les mains se baladant au gré du toucher entre la seconde et la troisième. Sans mal il lui attrapa le bras et le tira jusqu'à la salle attenante où les hommes pouvaient se saouler à plus soif pendant que leurs buveurs de compagnons calmaient leurs pulsions primaires. À la Bouche du Bas, pas de cérémonial. Manifestement pour Abrecht le temps des ivrognes ne toucherait pas à sa fin de sitôt. Il le laissa faire de bon grès puis lorsque les deux énormes chopes, plus grandes que des bras, se choquèrent sur l'épaisse table en bois, il avala la sienne jusqu'à la moitié en se disant que ce soir-là il finirait par passer la nuit entière au-dessus des latrines...
« Alors mon gars ! On n'est pas bien là ? » Un hoquet suivit l'écho d'Abrecht, signe avant-coureur de son état avancé d'ébriété. Mais après deux ou trois litres de cette épaisse bière, tout homme serait mortellement saoul. Lui semblait gai, certes bien fait, mais simplement gai. Puis, comme toujours à ce niveau-là de la nuit, il regarda son ami. « Tu sais Absalon que j'aime cet endroit ? Tu sais à quel point je l'aime. Mais ce n'est pas une vie ! Surtout pour toi. Tu devrais... » Buvant avec humeur une gorgée il trancha net. « Je devrais faire ce que bon me semble. Merci Brecht. » Ce dernier n'affectionnait pas forcément ce diminutif mais s'en accommodait avec certains. Il en faisait partie. « M'enfin ! Tu es certainement le meilleur d'entre nous. Et puis tu ne me feras pas croire que tu es né marin ? Pas à moi s'il te plaît. Tu es bon, ça oui. Vif, intelligent. Tu as réussi peu ou prou à en tromper plus d'un, allant jusqu'à modifier ton accent. Mais moi je sais Absalon. Je sais que tu n'es pas d'ici et surtout que tu n'es pas des nôtres... »
Il se leva vexé et empourpré par l'alcool. « Comment ça pas des vôtres ? Tu insinues quoi là au juste ? Je monte au gué, sur le pont, je souque comme vous tous ! Il n'est pas de travail que je refuse alors... » Le poing d'Abrecht fit trembler la table. Personne n'y fit plus attention qu'à la porteuse de bière dont les mamelons indécents animaient la pièce d'amples mouvements ronds. « Justement ! Assieds-toi. Tu n'as guère nos manières. Ce n'est pas un mal en soit. Et tous t'apprécient. Je dis cela pour toi ami. Tu fuis. Tu fuis quelque chose et... ». « Et le destin nous rattrape toujours c'est cela ? » Toutes les fois où ils buvaient Abrecht finissait par l'ennuyer de ses états d'âme. Et il l'ennuyait au moins trois fois par semaine. Ce soir-là tout spécialement. Que ne le laissait-on s'accommoder de sa vie simple et plaisante ? Un travail, des femmes et du vin ? Que demander d'autre à la fin ? Mais Abrecht l'aimait comme un frère ! Voilà le problème.
Et ivre, il ne pouvait s'empêcher de dire tout haut ce que tous gardaient pour eux de jour. Il céda donc : « Bien bien mon ami. Je vais réfléchir à tes dires. Mais de grâce laisse-moi baiser ce soir, l'argent que je dépense j'entends en profiter ! » Abrecht se renfrogna en se rasseyant. « Ta vie, ton destin... Nous ne sommes guère plus des gamins mon gars ! Tu crois sans doute que fuir comblera tes chimères ? Tu as certainement la chance de... » C'en était trop. Il se leva. « La chance ? La chance ! Que sais-tu à la fin ? De moi ? De mon histoire ? Arrête un peu veux-tu et allons forniquer ces ribaudes où casse-toi ! Mais lâche-moi veux-tu ? Libère-moi de ta présence car ce soir elle ne m'est pas agréable. On ne change pas son destin tu comprends ? On compose, tout le monde doit faire avec. C'est comme ça. » Il se leva hors de lui et se dirigea vers les cuisses chaudement parfumées des matrones et des tendrons. Abrecht le regarda partir, pas le moins du monde étonné ou offusqué.
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Le Pacte du Roi Livre I
FantasíaQuelque part dans ce monde, sur la plage de "Kotobikihama" au large de Kyoto, Rolann et Shun s'affrontent au travers d'une violente joute verbale révélant les non-dits douloureux des années passées. Nous sommes en 2011 et le pays du soleil levant v...