ESTFAN I

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Le voilà errant. Fuir... C'était finalement ce qu'il faisait le mieux, ce qui lui avait toujours permis de s'en sortir. Déjà jeune. Puis en se cachant à Demetheria, dans la ville sacrée des vents, la splendide Theves. Cette ville, aussi, renfermait le plus beau des colliers, la plus irrésistible des prisons dorées : l'amour de Chiara. Accoudé sur son genou, pensif, il jouait avec la pointe de son épée. Ses cheveux puissamment noirs tombaient en un chignon généreux le long de son dos. Il se sentait, et à raison, tout à fait perdu. Devant lui s'étalaient les dénivelés des plateaux de Demetheria, situés au nord-est de Theves. Il avait chevauché toute la nuit de peur que Chiara ne change d'avis et que, d'émotion, elle n'envoie à sa poursuite tous ses hommes. « Elle a beau m'aimer, elle ne me pardonnera jamais... Jamais. » Aimer... L'aimait-elle ou aimait-elle l'animal de compagnie bougon qu'il était devenu au fil des mois, des ans... ? Cette question il ne pouvait y répondre et d'ailleurs il ne le voulait pas. Il se leva humant l'air frais empli de nature qu'offraient les premiers rayons de soleil. Il croyait sentir en lui cette douce et invisible chimère qu'il recherchait désespérément : la liberté.
« Ce monde est là... Devant moi. Je n'ai qu'à le prendre, l'embrasser et avancer bon dieu ! » Pendant quelques secondes un bien-être véritable s'empara de lui. Puis il perçut le bruit de l'acier contre la roche, des cris, des rires, des injures. Le vrombissement caractéristique des sernommes. Véritables villages en mouvement ils regroupaient des familles entières d'hommes nomades refusant la civilisation des Neuf Pays. Peu répandus dans les autres terres ils vivaient généralement entre le Pays de Jun, Demetheria, les plaines ventées de l'Ougor et le pays de Rokku.

Connus pour leur bravoure et leur sens de l'honneur, l'on se tournait volontiers vers eux pour régler les problèmes délicats que les Pays puissants refusaient de traiter... Ou voulaient tout simplement éviter. Par ailleurs et entre autre talents, ils vendaient à prix d'or le fruit de leur labeur. Chez les sernaïms, habitants des sernommes, l'esclavage était autorisé, de même qu'un certain nombre d'autres pratiques désavouées dans le reste du monde. Un moment Estfàn fut pétrifié. Chiara les avait-elle mandés pour le faire disparaître ? Ou le vendre ? Non... Il contrôla sa terreur et retrouva ses esprits. Déplacer tout un village de sernaïms pour lui-seul était tout simplement impossible. Les superbes vaisseaux de terre flottant sur l'herbe grasse et la roche se rapprochaient encore. Il constata non sans admiration que ce que l'on murmurait sur ces bâtiments mouvant s'avérait véritable... Lignes courbes, métal, bois d'ocre et d'or, parsemés de verre l'on eut dit une sorte de géant, gardien des antiques temps de Demetheria. Êtres des sables et de la roche, pourtant pourvus d'ailerons et d'une queue... Sur les flancs, à bâbord et à tribord, des sortes de pleins et de vides faisaient penser à des rames géantes alimentées certainement par quelques énergies qu'eux seuls connaissaient. Quelle vision gigantesque ! Puis le bruit se tût à une bonne vingtaine de mètres. Du vaisseau en tête sortit un homme musculeux, aux cheveux grisonnants, accompagné par d'autres plus jeunes et manifestement tendus. « Estfàn ! Vieux bandit ! Que fais-tu ici ? » Quelle surprise ! Ankor, le timonier. Alors il était sernaïm... Avec ce teint de peau durci et ses manières rugueuses il aurait dû s'en douter. Coïncidence ?

Il fut invité à monter et au vu de de la pression qu'il lisait dans les yeux des autres cerbères mieux valait-il s'exécuter... Une fois à bord tous furent plus calmes. Ces gens-là n'aimaient guère rester trop longtemps en dehors de leurs navires. Rapidement il se retrouva dans une pièce toute de bois et de laque. Fort apaisante il fallait le dire. Il accepta avec joie le verre d'alcool que lui proposait Ankor. La nuit avait été plus que longue et il se sentait exténué. Le contact du coussin sur lequel on l'avait invité à s'asseoir le lui rappelait. Quelle course effrénée. Ankor l'observait derrière ses sourcils gris épais et broussailleux. Ils ne se connaissaient que de par les nombreuses virées en mer et les échanges dans le port de Theves. De fait ils se respectaient. Puis Ankor s'exprima : « Tu sembles éreinté mon ami. La nuit aurait-elle été longue ? » Ce n'était rien de le dire. « Disons qu'en tous cas elle a été riche de rebondissements. » Silence. Puis Ankor s'exprima de nouveau. « Absalon je te dois la franchise. Après tout nous sommes marins... » Il se gratta les cheveux nombreux sur son chef et se perdit dans l'immense fenêtre bardée de bois : « Si tenté que nous ayons jamais dit la vérité, toi comme moi... » Certes... « J'ai été personnellement chargé de te retrouver mon cher. Mort ou vif... Vois-tu cette femme n'a pas vraiment apprécié que tu t'enfuies, c'est certain, mais surtout elle ne supporte pas que tu ne lui rendes son amour. Te retrouver fut si simple. N'as-tu jamais appris à camoufler ton sillage ? » Simple. Ankor lui semblait tout à coup insupportable. Se cacher ! Il ne le voulait pas, n'en pouvait tout simplement plus ! Et Chiara ou non, il ne voulait guère plus s'abandonner au bon vouloir d'autrui.

Et puis il n'était pas un sernaïm lui. N'importe quel autre chasseur de tête se serait perdu avant de pouvoir retrouver sa trace. Tout cela, c'était entendu, il se garda bien de le lui dire. Mais en même temps comment ne pas s'insurger contre cet ancien collègue lui donnant des leçons. Il se reprit : « Alors tu es à sa solde Ankor. Un chien de chasse, rien d'autre ! Me voilà prisonnier. Que vas-tu faire ? » Ankor semblait gêné. Il but encore un verre d'alcool et dit d'une traite : « Les sernaïm n'obéissent à personne. Nous ne sommes pas tenus de respecter tous nos contrats. Et j'ai de l'affection pour toi Absalon. Je vais être clair : Travaille pour moi et je m'engage à te laisser libre. » Estfàn voulut s'insurger. Encore une fois, le piège se refermait. Une autre prison, non dorée, mais masquée derrière un emploi de mercenaire. Pourtant au vu de sa situation il ne pouvait se permettre tout écart. Il répondit donc, reconnaissant, par l'affirmative. Il travaillerait pour Ankor. Une fois réglées les questions relatives à sa solde, il demanda tout de même à son nouvel employeur : « Ne crains-tu pas la colère de cette femme ? Ses foudres sont terribles, je suis bien placé pour le dire... » Ankor rit avec fracas, rétorquant qu'une femelle aussi puissante fut-elle ne saurait mener un sernaïm. Cela marchait peut-être avec les autres peuples, mais pas chez eux. Estfàn fit mine de ne pas comprendre l'injure et prit congé. En longeant les parois boisées des espaces intérieurs du vaisseau il passa le long d'une sorte de passerelle. Elle traversait des chambres gigantesques dans lesquelles des êtres humains se voyaient parqués comme des bêtes. Il comprit dès lors qu'en plus du travail de mercenaire qui l'attendait il devrait s'acquitter du labeur immonde d'esclavagiste qu'il abhorrait. Mettre en cage les gens... Tout ce que lui-même fuyait.

« Ne te laisse jamais commander. Sois libre mon garçon, comme les terres d'Elefteria, toujours ! » Les larmes perlèrent mais il se contint. En parcourant la troisième de ces chambres d'esclaves il fut saisi par deux personnes. Leurs atours de même que leur peau et leurs cheveux trahissaient une appartenance aux peuples du nord. Peut-être même du grand nord tant l'absence de tons caractérisait la couleur de leurs cheveux platine. Puis il croisa son regard. Une déesse septentrionale... Quelle froide beauté. Pourtant des yeux clairs quasi violacés attestaient d'une chaleur, d'une douceur infinie. Il jura reconnaître des petites tâches de rousseur mais n'en était pas certain. Ce qu'il ressentit à ce moment précis le foudroya. Jamais il n'avait éprouvé cela. Une sorte de reconnaissance, un mal violent et précis qui induisait tellement de vérités cachées... Tu seras roi. A travers ces yeux-là, et seulement ceux-là, il percevait la portée et l'imminence de cette révélation qui lui avait été faite plus jeune. Son cœur s'emballa, se calma puis se crispa. Plus bas la jeune fille le regardait. Quelque chose semblait se passer en elle mais quoi ? Rien de comparable à son propre émoi, pour sûr... Les gens passaient, l'on avançait. Il fallait qu'il se reprenne. En arrivant dans ses appartements il ne put effacer ce visage lumineux, ces cheveux tellement clairs qu'ils semblaient d'un blanc nuageux luisant, ces yeux violets, ces lèvres généreuses, cette beauté inégalée et jeune. Tellement jeune... Tout d'un coup plus rien n'avait d'importance que ce visage providentiel. Chiara, le passé, Ankor... Rien ne comptait. Il n'y avait qu'elle. Alors qu'il redessinait dans ses rêves les contours de cette jeune fille, il se rappela tout à coup qu'à côté d'elle, un jeune homme était assis. Peut-être son mari ? Son amant ? Peu importait! Il devrait découvrir qui elle était, d'où elle venait. Et ce le plus vite possible...

Le Pacte du Roi Livre IOù les histoires vivent. Découvrez maintenant