SHUN I

14 4 0
                                    

Que cette aisselle avait pu le faire souffrir. Puis le reste du corps. Pendant des heures il s'était échiné à se concentrer, à trouver en lui le chemin de son centre comme le lui avait expliqué Arthulian. Le chemin de son centre... A force de méditation, sur le plus haut pic des monts Fan, le mont de l'équanimité, il avait fini par comprendre quelque peu. En retrouvant l'équilibre de son être, puis en connectant ce dernier à l'équilibre du monde, il avait pu entrevoir cette force qui semblait présente en tout : Le Pouvoir. Et c'est en s'appropriant les circulations, les flux du Pouvoir qu'il avait pu entamer la marque immonde qui le dévorait depuis l'aisselle jusque dans les tréfonds de son corps, s'étalant dangereusement. La douleur insupportable qui résultait de l'utilisation des principes millénaires du Pouvoir attestait du caractère hautement anormal de la marque. « C'est une sorte de contrat entre toi et ce qui te l'a insufflée... Vous êtes liés. Pour annuler cette relation tu devras aller jusqu'au bout de toi-même et dépasser ton ego. Car la marque se nourrit de tes peurs, de tes démons, de ta colère ou de ta tristesse... » Au début il n'avait pas bien saisi. Où voulaient en venir Arthulian et Serenity? Pourtant à mesure qu'il affrontait la marque, qu'il affrontait ses propres chimères, il avait compris. Plus il se répandait, plus il se perdait, plus la douleur et le sentiment d'appartenance, le sentiment de soumission s'amplifiaient. Et puis à force de concentration, seul avec Arthulian, quelque chose avait changé. L'ennemi ce n'était ni la marque ni son dépositaire. Son plus grand adversaire c'était lui-même. Celui qu'il devait battre et dominer c'était son « moi », c'était effectivement son ego. Ce fut donc ce travail qu'il se contraint à faire. Tôt ils se réveillaient de la masure prévue à cet effet et ils méditaient. Un nombre incalculable de fois il voulut abandonner mais le Magistère était là, lui rappelant la voie à suivre. Lui assénant de violentes poussées enflammées de Pouvoir lorsqu'il faisait seulement mine de se lever. 

L'après-midi et le soir ils s'adonnaient à l'entraînement spécifique des Magistères du Pacifique. C'est là qu'il fut initié notamment aux vingt-quatre premiers mouvements de l'immortalité. Il n'en croyait pas ses yeux. Souplesse. Élégance. Tout ce qu'il avait appris jusqu'alors lui semblait terriblement malhabile, limité, incomplet, torve... Le mouvement. Les flux ininterrompus du Pouvoir, tout prenait sens. Il frappait comme on le lui disait, aussi fort que possible, puis tombait. Lamentablement. Une douleur à l'aisselle. L'énervement, l'indignation. Puis un coup de la paume ouverte du Magistère le réveillait. Il devait maîtriser ses émotions s'il voulait se délivrer et apprendre. L'entraînement dura ainsi plus d'une semaine. Mais Shun était né guerrier, dans un clan ancien. Sa discipline et son talent naturel lui permirent de comprendre d'une part, d'appliquer de l'autre. Sous les yeux étonnés et silencieux d'Arthulian il s'était montré maître de lui-même, vainquant par la même occasion ses démons intérieurs, son "ego". En tous cas ce qui nourrissait la marque... Que l'entraînement avait pu être éreintant et fastidieux... Mais il était de retour. Enfin la Faculté Universelle, son herbe généreusement fraîche, ses allées plantées, la lance des dieux, la forêt des dalles... L'île lui avait manqué. Il était un véritable paciféen désormais. L'iode marin de cet archipel faisait partie intégrante de sa personnalité aurait-on dit... « Alors tu viens ce soir ? Y aura tout le monde ! » Il avait décliné l'invitation de Tetsuo. Les célébrations de la fête de printemps battaient encore leur plein. Les lumières, les odeurs, les cris et les sourires. Mais il était exténué. Tellement fatigué. Il devait dormir. Serenity Teva au retour le lui avait ordonné sans ménagement : « Tu devras prendre le temps du repos ou tu mourras. Tu es loin de t'être remis... » Suivant ces précieux conseils il prit le chemin de sa chambre et s'écroula dans un sommeil lourdement réparateur. 

Pourtant, en pleine nuit, des cauchemars. Des songes plus noirs et effrayants qu'à l'accoutumée. Des corbeaux sombres, lugubres, des serpents aqueux, des loups noirs aux yeux bleus et froids. La mort rodait, glaciale, proche, impitoyable. Et puis une main lui saisissant la gorge, violente, morbide. Autour de lui les gens partaient, souffraient, mourraient d'infâmes râles. Le monde se voyait attaqué et il étouffait derrière un mutisme incontrôlé, incapable de prévenir ou de crier. Les sons ne sortaient pas. Il ne pouvait non plus bouger. Son corps ne répondait guère, ne lui obéissant pas. Par l'enfer ! Allait-il laisser tout ce qui pour lui comptait disparaître ainsi ? Jamais... Alors dans un effort ultime, il se réveilla. Plein de sueurs. Ruisselant. Amorphe mais vivant. Vivant... Partir. Il devait se hâter et bouger. Il ne pouvait rester dans ce bain d'incertitude cauchemardesque. Dévalant quatre à quatre les escaliers de la faculté il réussit à rejoindre l'extérieur. Ivre de liberté il s'abandonna à l'air frais renouvelé, battant l'île des Magistères. La vie revenait puissante en lui. L'espoir aussi. Se remémorant l'invitation de Tetsuo il partit pour la ville basse. Quelques minutes plus tard il n'eut guère de difficulté à trouver ses amis. Assis sur la terrasse du "Dragon Doyen", établissement où ils avaient l'habitude de se retrouver situé non loin du troisième lac de l'île, ils profitaient de la nuit. Ce lieu lui plaisait. Parfaite poche de replis entre la ville elle-même et son activité, la Bibliothèque Universelle et la Faculté. Eau, herbe et Arbres centenaires... L'on pouvait apprécier les grillades de bœuf, de poisson, de crevettes ou encore de calamars au bord même des berges. L'odeur forte et acre lui rappela qu'il avait faim. Il fut accueilli avec enthousiasme. Tetsuo l'apostropha : « Alors ! On est venu pas vrai ? La nourriture je suppose... » Son œil malin lorgnait Izumi. Sakura souriait, dégustant une tasse de vin de riz, Hilda sermonnait Friederich et ce dernier faisait mine de l'écouter en partageant le gout de l'alcool avec Sakura. 

Il manquait quelqu'un... Il s'en inquiéta : « Où est Eleanor ? » Sa question s'adressait à Hilda. « Elle est avec les Chevaliers de l'Empire en ce moment. Suzan aussi apparemment. Bah... Ils restent entre victoriens il semble bien. Avec ce qui s'est passé dernièrement c'est compréhensible. » Il fit la moue. Quelque chose le dérangeait. Son rêve l'inquiétait. Pourtant tous allaient vraisemblablement au mieux. Nulle trace de mort ou de souffrance. Je deviens fou, c'est la marque. Il y a encore des séquelles... La fatigue certainement. On lui ménagea une place aux côtés d'Izumi qu'il prit volontiers. Le reste de la soirée alla bon train en blagues, histoires, anecdotes diverses toutes plus incongrues les unes que les autres. Et puis le temps s'étirant, la nourriture et le vin aidant l'on devint moins précis, plus relâchés. Il ne s'en rendit pas compte mais d'un coup d'un seul, le voilà tiré par une main amie, invité à longer l'un des trois lacs de Kimôto. Sur sa surface lisse se reflétait la scandaleuse diversité étoilée de ce monde. Les lumières de la ville, ses feux d'artifices aux formes et aux tons divers. Telles des aquarelles luminescentes peintes sur une toile de ciel aux tons bleus foncés, saupoudrés d'étoiles. Que c'est beau... Shun fut saisi d'admiration et de nostalgie. Izumi serra au plus fort sa main frêle. Il serra aussi. Ni l'un ni l'autre ne surent que dire. Mais la nature, leur instinct, agirent en lieu et place de leur volonté. Elle le protégea, l'enlaçant comme si sa vie en dépendait, comme si c'était la première fois, comme si enfin elle voulait prendre pour elle toutes ses souffrances. Il dut le comprendre car il referma ses bras autour des siens et put apprécier sa taille fine, ses lignes courbes musclées sous le kimono traditionnel d'été couleur de neige qu'elle arborait cette fois-ci, enlacé dans un obi rougeâtre. Qu'elle était belle et fragile. "Shun je..." Ne tenant plus il s'empara de ses lèvres et les goûta langoureusement. Il tremblait d'émotion. Tous les combats passés, les peurs, les haines, la détresse... 

Toute la frustration de cet être pétri de codes et d'austérité, de devoir et d'obligations. Tout ressortait là, dans cet échange émotionné. Dans l'abandon à ces lèvres convoitées. Il ne s'était jamais confié, jamais laissé aller, pas une fois aventuré réellement au delà du carcan familial tout tracé pour lui. Mais là, sous la tragique splendeur de cette nuit de printemps, il lui donnait tout. Elle le comprit. Un moment, un doute. Une ombre assombrit son expression pourtant volontaire. Elle aurait voulu lui dire quelque chose. Lui révéler l'inenvisageable... Mais pourquoi ? La vie était là, évidente d'attraits et d'élan transformé. Il fallait aimer, voilà tout. Voilà la claire réponse. La seule d'ailleurs. Comme pour soutenir cette naturelle révélation elle accompagna ses pensées d'une idée. Une promesse plutôt. Entière, lointaine, durable, quasiment magique... « Shun... Je t'aime. Je t'aime au delà de tout. » L'embrassant encore il répondit à cette promesse. A cette question sourde sur leur avenir commun. Et, comme il n'aurait pu en être autrement pour deux personnes de leur rang, de leur acabit, de leur nature, ils se promirent l'un à l'autre. Là. Sans que personne ne le sache. Elle jura de n'appartenir à personne d'autre. D'être à lui, pour lui, avec lui. D'être sa femme... Il jura aussi. Il serait l'homme de son existence, le seul, il la protégerait et assumerait les mots de cette nuit. Il n'appartiendrait qu'à elle, il serait son homme, mari tendre et aimant, amant toujours disponible. Ce soir-là, personne ne les recroisa. Personne n'y songea du reste. Perdus dans l'ivresse de l'idylle partagée, ils s'abandonnèrent l'un à l'autre toute la nuit durant. Au petit matin, quand Shun rouvrit l'œil son destin avait basculé, son avenir aussi. Personne ne le savait mais dès lors, il partagerait sa destinée avec l'héritière d'une des familles les plus puissantes et les plus anciennes du Pacifique en la personne d'Izumi. Il ne l'imaginait guère mais la marche de la fortune venait d'abattre l'une de ses cartes maîtresses dans le jeu d'opposition des destins de ce monde... 



Le Pacte du Roi Livre IOù les histoires vivent. Découvrez maintenant