TW/dysphorie de genre
__________C'est comme une faim insatiable. Une terrible envie qui devient besoin, celui de se couler dans une autre enveloppe charnelle. De désintégrer le corps précédent et l'oublier, oui, l'oublier, comme si les choses pouvaient être aussi simples.
Ça commence avec une innocente coupe de cheveux, qui bouleverse, qui remue. Le regard change déjà : mais oui, c'est ça, c'est moi... C'est un garçon dans ce miroir, et il me ressemble, il ressemble à la personne que je suis, ou que je veux être, cette distinction est floue.
Puis des questions, des questions qui tourmentent, agrippent, étouffent, on s'y noie, dans cette marée noire, tout bascule, tout est remis en question, le monde entier marche soudain sur la tête.
Ensuite on se lance, c'est au tour du changement de pronoms. Hésitations, et si je me trompais ? Je ne peux pas changer de pronoms un milliard de fois, c'est pas possible, ça ne se fait pas ; ou peut-être que si ? Je ne sais pas, je ne sais plus. Y a-t-il quelqu'un dans le monde connaissant la réponse à cette interrogation lancinante ?
Et puis il faut un prénom, parce que le précédent est tout poisseux de mensonges, il a contribué à nous faire croire pendant si longtemps que l'on était quelqu'un que l'on n'est plus, que l'on n'a peut-être même jamais été. Comment choisir, comment savoir que ce n'est pas une erreur ?
Une routine s'installe. Une poignée de personnes choisies savent, on fait de son mieux pour contenir ce secret qui paraît soudain immense, liquide comme un chat qui pourrait se faufiler dans la moindre petite ouverture pour se révéler au monde. Et alors les regards arriveraient, le jugement, les moqueries, les violences. On sait que si cette confidence se disperse aux quatre vents on sera en danger, on le sent dans nos tripes, le monde n'est pas mûr pour la tolérance.
Puis ça ne suffit plus. Ces bosses sous le t-shirt, ces proéminences hideuses, suintantes du passé, que l'on hait, que l'on voudrait couper au scalpel, découper en petits morceaux puis les mixer et les brûler et jeter les cendres dans la mer. Car ces collines bosselant les vêtements sont la raison pour laquelle on nous appelle "mademoiselle" quand on entre dans une boulangerie, ils sont la raison pour laquelle nos parents nous appellent leur fille. Et leur mots ignorants blessent, meurtrissent au plus profond, lacèrent ce qu'on a de plus fragile : le cœur, et ses certitudes frêles comme des statues de verre.
Alors on tente d'effacer les petits monts qui passent pour une paire de mont Everest, ils sont monstrueux de visibilité. Sous-vêtements trop petits et sweats épais dissimulent tant bien que mal ces morceaux de chair haïs.
Mais ça ne suffit pas car l'été arrive, on ne met pas de pulls en été, on ne peut plus se cacher sous des vêtements oversize qui effacent les formes. Un regard à l'armoire révèle des shorts et t-shirts qui montrent trop de peau, trop de courbes, il va falloir réendosser le rôle de cet imposteur, et cette perspective fait mal, mal, mal.
C'est comme une lutte dont on ne sort jamais tout à fait. On espère qu'il y aura une fin à cet enfer quotidien, mais cela paraît bien impossible quand on n'est qu'au commencement de sa quête : la quête de soi, de la véritable identité qui se terre derrière ces remparts de chair et d'os imprégnés de douleur.