Tournée 2.0

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10 juillet 2024, 14h
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On est dans la ville où Fuchsia a fait son service civique. Pour l'instant, le groupe répète des morceaux pour régler quelques cafouillages, mais ensuite Fuchsia nous fera visiter tout ça. C'est un joli lieu. Le bar associatif est beau et confortable et apaisant, et les gens sont super sympas. Je prends un temps de solitude pendant les morceaux où je ne joue pas.

Pour le moment, cette tournée se passe vachement mieux que celle de l'an dernier. L'ambiance est meilleure, et même s'il pleut, tout le monde rit, chante, danse, se fait des câlins et se pose des questions.

Hier soir, c'était croustidétails jusqu'à 2h dans le camping-car de Rudy. Il y avait Pichenette, Saphir, l'Étoile, Paraguay, Magnifique, Fuchsia et moi. C'est-à-dire, si on veut faire un peu d'humour noir, Pichenette et son harem. On a fait un « vérité ou vérité » : on pose chacun notre tour une question à quelqu'un d'autre. Ça m'a permis de poser des questions à des gens autres que Fuchsia et Pichenette, ce qui était très appréciable étant donné que j'ai rarement l'occasion de le faire. Ça m'a fait du bien d'entendre l'enfance chez Paraguay et Saphir.

À minuit, l'Étoile et Magnifique sont parties se coucher. C'est là qu'on est parti·es sur une pente moins fun. Pichenette ne posait des questions qu'à moi, et il s'est acharné sur cet hiver, il voulait comprendre. Alors je lui ai expliqué, je lui ai ouvert la porte en disant les choses sur un ton léger qui agrandissait ses yeux. Fuchsia a dit que purin, elle en était sûre. Ça m'a un peu réconforté. Puis ça a dégringolé pour de bon quand Saphir a raconté sa TS, une semaine après la mort de sa chienne, et puis la scarification depuis trois ans, et puis la saveur douce-amère du mal qu'elle aime faire aux garçons. Notre cœur à toustes a chuté dans notre poitrine, les larmes sont montées au créneau, l'envie de la serrer contre nous aussi. Pichenette a posé les questions les plus stupides et superficielles du monde, et Fuchsia et moi lui avons méchamment dit de se taire. On l'a faite parler, Saphir, et ça s'est déversé, déversé, déversé, comme une vanne qu'elle n'arrivait plus à fermer, et elle a pleuré des litres et des litres, on aurait pu nager dedans. Ça l'a soulagée, elle nous l'a dit ; elle a aussi dit que ça changeait des choses de savoir que moi aussi j'avais fait des bêtises. J'espère qu'elle me dira si elle s'effondre à nouveau. Je tiens si fort à elle.

Puis on est partis faire dodo, et même si je me suis endormi comme une masse tellement j'étais fatigué, le matin venu je suis resté longtemps figé, allongé sur le dos, à me refaire le film de la soirée croustidétails qui avait perdu toute son innocence.

Maintenant on est dans l'après-midi et Saphir m'a rejoint pour exister ensemble à l'écart. J'écoute l'album Stadium Arcadium des Red Hot, et j'écris ça dans l'espoir de fixer les souvenirs qui se floutent. Tout à l'heure, j'ai fait un enregistrement audio d'une demi-heure pendant qu'on répétait, pour pouvoir fermer les yeux et retourner dans ce verger quand j'habiterai et vivrai différemment. Je me sentirai apaisé, je pourrai repenser au vent léger, au soleil entre les feuilles et au bandana de Fuchsia, aux mains usées de Pichenette, et à la douceur du son de la guitare acoustique.

Et puis avant-hier, j'ai eu mon bac. J'ai appelé l'Ours, mon si cher Ours, et il m'a dit qu'il était fier, que j'avais intérêt à être fier. Je lui ai dit oui et merci. Il m'a dit merci aussi. J'était heureux. Sur scène, Fuchsia a dit que j'avais eu mon bac avec mention, et le gérant du bar, Axel, nous a fait rentrer dans sa cuisine pour faire nos propres pizzas. C'était merveilleux. On s'est couchés très tard aussi, et j'avais l'estomac plein de pizza. J'ai entamé la Zone du Dehors, c'était agréable d'avoir à nouveau Damasio avec moi, ses mots m'avaient manqué.

10 juillet 2024, minuit
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J'en ai fait une ptite chanson, ça fait une boucle, c'est rigolo.
J'ai été
Mégenré
Par ma meilleure pote
J'ai pleuré
Toute la soirée car
J'ai été...
Elle ne m'a pas mégenré, en vrai. Elle m'a appelé V parce qu'elle n'avait pas le choix. Je me suis dit que ça allait le faire, c'est pas comme si j'étais pas habitué à ce prénom. Mais l'entendre dans sa bouche, de sa voix, avec ses yeux droit dans les miens et la panique au fond d'eux, son sourire crispé, ça a ravagé mon âme. Ça a explosé toutes mes barrières, la vague m'a pulvérisé contre la grève. Les larmes ont attendu la fin du concert pour couler. Je percevais mon corps trop fort et la batterie était trop forte et les mouvements étaient trop pour mes sens, et mon cœur battait trop vite à mes tempes.

J'ai pleuré longtemps, j'ai reçu beaucoup de câlins auxquels je n'ai pas fait attention, j'ai fait des allers-retours, j'ai appelé Lou, j'ai compté les choses que je voyais, entendais, sentais. Ça s'est calmé, on est partis manger, et puis ils étaient assis trop près de moi et leurs regards me faisaient mal et puis ça se crispait tellement en moi... Alors je suis sorti, Saphir est venue et m'a serrée fort. Après, ç'a été plus ou moins. On a fait autre chose et j'étais absent.

11 juillet, 22h
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Je suis épuisé émotionnellement, et je lutte pour ne pas cracher à la figure de Rudy juste pour le plaisir de le pousser dans ses retranchements. C'est ce que je me suis amusé à faire, hier. Me comporter comme un con pour voir où il poserait sa limite. Il l'a posée et ça m'a brusqué, et puis les autres en ont pâti aussi. Je n'ai pas envie de recommencer, mais je suis forcé de supporter leur bruit incessant, leur lutte pour la reconnaissance, parce qu'on va bientôt manger. Je devrais aller faire un tour mais il pleut des cordes et mes chaussures sont trouées sur toute la longueur, on voit mes chaussettes à travers. Il y a les Red Hot dans mes oreilles, encore. Je crève du manque de câlins mais ce besoin est trop grand pour être entièrement rempli.

Neal au téléphone était très choupinou, et il avait l'air surpris et sur ses gardes. Je lui ai bien craché à la gueule, à lui aussi, il y a quelques mois. Il n'avait rien demandé, mon pauvre Neal.

Ça ne fume pas que du tabac dans le petit groupe des adultes : le Gentil va encore mettre ses lunettes de soleil la nuit et on partira en fou rire toustes ensemble.

Je vais me promener.
Ça me fera du bien d'être trempé.

19 juillet 2024
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Ça fait quatre jours que c'est fini. Dimanche, pour notre dernier concert, l'Étoile et Saphir ont beaucoup pleuré. Même Rudy a eu les yeux tout rouges et embués, et Fuchsia doucement attendrie lui a fait un câlin.

Le soir où j'ai fait une balade avec Rudy, il m'a dit que j'allais manquer au groupe l'an prochain. J'ai fait « ah ouais ? », parce que j'étais surpris : je ne suis pas un très bon musicien, je n'apporte pas grand chose au groupe musicalement parlant. « Ben oui, tout le monde te kiffe. Et puis tu sais, les gens ils ont chacun leur couleur unique, mais la tienne elle est particulièrement différente. Et tu vois, tu nous l'apportes et ça donne une couleur au groupe qui ne sera plus la même sans toi. Puis tes questions elles vont me manquer aussi. »

Lundi, il m'a demandé de ne pas disparaître. J'étais outré qu'il me soupçonne d'une chose pareille, alors je lui ai rétorqué que c'était surtout lui qui n'avait pas intérêt à disparaître. Il m'a serré fort et c'est là que j'ai versé quelques larmes. Mais juste quelques unes.

Tout est un petit peu vide. La transition a été bien trop violente pour mon corps qui reste planté là, à se demander pourquoi il n'entend plus le babillage constant de l'Étoile.

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